Cinémasteak

Histoires d’émancipation

d'Lëtzebuerger Land du 08.11.2019

De Gillo Pontecorvo (1919-2006), on connaît surtout la triste polémique du « travelling de Kapò » (1960) lancée par Jacques Rivette dans un article paru en juin 1961 dans les Cahiers du cinéma. Une condamnation moraliste de la forme soutenue par le critique Serge Daney, qui n’avait pourtant jamais vu le film, avant que celle-ci ne soit relayée sans aucun recul jusque sur les bancs des universités. Celle-ci aura eu pour triste conséquence de jeter le discrédit sur l’œuvre de l’un des plus grands cinéastes italiens de l’époque, auteur notamment de la monumentale Battaglia di Algeri (1965) ou encore du méconnu Queimada (1969), l’un des films tardifs qui permettra à Marlon Brando de revenir sur le devant de la scène.

La réception de cette fresque historique, selon qu’on se trouve en Algérie ou en France, est à elle seule riche d’enseignements. Banni en France jusqu’en 2004, après avoir remporté le Lion d’or à la Mostra de Venise en 1965, La Bataille d’Alger est à l’inverse régulièrement présenté à la télévision algérienne, tant pour commémorer la révolution de 1954 que l’Indépendance du 5 juillet 1962.

Gillo Pontecorvo et le scénariste Franco Solinas filment la Casbah d’Alger, s’entretiennent avec la population, visionnent des archives, lorsque éclate le 19 juin 1965 un coup d’État. La réalité rattrape soudainement la fiction, si bien que la population locale croit initialement que les défilés de tanks ont été affairés pour les besoins du film... La confusion est alors totale ; et voici que le tournage entamé sous la présidence de Ben Bella est finalement achevé sous l’autorité du colonel Houari Boumédiène...

Pour dépeindre le personnage d’Ali la Pointe, cette figure historique de la résistance algérienne, Franco Solinas s’est inspiré des mémoires de Yacef Saâdi, l’un des leaders du FLN (Front de Libération Nationale). Pontecorvo, qui fut l’assistant de Mario Monicelli, retrace la lutte opposant les militants nationalistes aux commandos de parachutistes français conduits par le général Massu (interprété par Jean Martin, seul acteur français à participer à cette production italo-algérienne). Bien qu’il s’agisse d’un film résolument anticolonialiste, le cinéaste ne cède aucunement à une vision manichéenne de la réalité historique. Il n’esquive ni les contradictions relatives aux moyens employés par les indépendantistes – et ce qui en résulte : le massacre d’innocents sur les terrasses ensoleillées d’Alger –, ni celles que soulève le recours à la torture par l’armée française. Alternant ces points de vue tout au long du film, le montage met en débat les raisons et les responsabilités de chacun. Si le cinéaste s’est entretenu avec les protagonistes d’une guerre qui ne disait pas son nom, c’est tout le film qui semble adopter la forme d’une enquête menée à la façon de Francesco Rosi (L’Affaire Mattei ; Main basse sur la ville). La participation du spectateur aux événements est renforcée par un style réaliste proche du documentaire. Les visages antiques de femmes, d’enfants et d’hommes peuplant la foule indigène vibrent tout autour de nous. L’actualité montre aujourd’hui que cette Histoire d’émancipation n’est pas finie. On s’en réjouit, car notre cœur bat aux côtés des revendications du peuple algérien.

La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo (Italie, 1966, 122 minutes) sera projeté dimanche 10 novembre à 20H30 à la Cinémathèque de la Ville de Luxembourg, place du Théâtre.

Loïc Millot
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