Affaire Madoff

Tour de chauffe

d'Lëtzebuerger Land du 04.06.2009

Quel calcul le ministre CSV de la Justice et du Trésor, Luc Frieden, a-t-il en tête lorsqu’il demande aux investisseurs, liquidateurs et banques impliqués dans l’affaire Madoff de s’en remettre à un tribunal arbitral à Paris ou à Londres pour trouver des solutions plus rapides que les actions judiciaires en cours, qui encombrent les tribunaux luxembourgeois et embarrassent les magistrats ? Il est bien possible aussi qu’il n’ait pas de stratégie bien définie et que ce geste soit à mettre au compte du conservatisme d’un ministre qui n’a pas très envie de prendre des risques à une petite encablure du scrutin législatif.

En formulant vendredi dernier cette suggestion, Luc Frieden a en tout cas gagné le pompon auprès de certains investisseurs, victimes de la fraude Madoff. « Il est inadmissible qu’un ministre de la Justice, pour une affaire aussi importante que celle-ci, demande que les parties s’en remettent à la justice privée. C’est comme si un ministre de l’Éducation nationale conseillait aux parents d’envoyer leurs enfants dans des écoles privées en Grande-Bretagne », grogne l’un d’eux.

D’ailleurs, qui peut assurer que les banques dépositaires luxembourgeoises, dont les défaillances font désormais peu de doute – les pièces obtenues en référé à Luxembourg par les investisseurs parlent sans ambiguïtés – se prêteront au jeu de l’arbitrage ? C’est un peu comme si on demandait à Marie-Antoinette d’aller elle-même se rendre à la Bastille, plaisante un investisseur qui souhaite garder l’anonymat. 

Les derniers signaux lancés au Luxem­bourg par la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) et Luc Frieden n’annoncent rien de très bon pour les milliers d’investisseurs, qui ont placé leur argent dans des fonds d’investissement luxembourgeois (LuxInvest et LuxAlpha notamment) dont les avoirs étaient en dépôt auprès d’établissements financiers insoupçonnables. Or, plus de six mois après la découverte de la fraude Madoff, en décembre 2008, les banques dépositaires, en principe garantes de la sécurité des investissements, n’ont toujours pas remboursé les clients, ni respecté des engagements pourtant inscrits dans une directive européenne, transposée au Luxembourg par la loi OPC du 20 décembre 2002. 

« Les textes existent. Des garanties, mécanismes et obligations sont prévus. Mais les autorités de tutelle nationales restent impuissantes. Triste constat qui jette un doute sur l’ensemble de l’édifice européen », écrivaient la semaine dernière dans une tribune libre au quotidien Les Échos, cinq avocats chargés de la défense des investisseurs floués par Madoff. « C’est bien parce que le dépositaire n’a pas rempli son rôle de surveillance, de sauvegarde, que la fraude a pu avoir lieu », affirment-ils. Or, la ligne de défense des autorités luxembourgeoises consiste à nier sinon à minimiser les défaillances du côté luxembourgeois pour ne retenir que l’origine de l’affaire qui trouve sa source aux États-Unis. 

Les investisseurs, qui ont placé leur argent dans des fonds à passeport européen – qu’ils considéraient de ce fait comme sûrs –, avaient mis beaucoup d’espoir dans l’intervention du gendarme de la place financière pour obliger les banques dépositaires à mettre la main au portefeuille. La CSSF les a beaucoup déçus. Dans son communiqué du 25 mai dernier, le gendarme de la place financière signale que les manquements d’UBS Luxembourg concernant notamment « l’infrastructure nécessaire et les moyens humains et techniques pour accomplir l’ensemble des tâches relevant de la fonction de dépositaire » se conjuguent au passé et que la banque se conforme désormais à ses obligations. Pour le reste, c’est-à-dire à peu près l’essentiel, puisque dans cette affaire les investisseurs attendent des dépositaires qu’ils réparent les dommages en relation avec leurs manquements, ça relève des tribunaux, souligne la CSSF, qui fait là un nouvel aveu d’impuissance. « Il appartient aux seules juridictions de droit commun de déterminer les responsabilités encourues et les préjudices à indemniser », précise ainsi son communiqué du 25 mai.

L’autorité de surveillance n’a de toute façon pas assez de pouvoir dans l’arsenal de sanction à sa disposition pour faire plier des banques comme UBS ou HSBC. Et le ministre du Trésor et du Budget, qui avait évoqué en janvier du bout des lèvres, la possibilité de retrait de leur agrément bancaire aux établissements qui ne respectaient pas leurs obligations de restitution d’actifs dont ils ont la garde, ne bouge pas d’un iota, sinon d’en appeler à un tribunal arbitral. Il a pourtant dans sa palette d’outils le pouvoir de faire infléchir les banques luxembourgeoises dépositaires des fonds Madoff, avant que la justice ne lui donne un coup de main. Les dirigeants d’UBS s’entêtent à soutenir que la documentation des fonds mentionnait expressément que la banque s’était dégagée de sa responsabilité de gardienne des avoirs et que les souscripteurs avaient connaissance de cette disposition dérogatoire. Ils oublient toutefois de préciser que les documents n’avaient pas été soumis à l’approbation de la CSSF et que la loi de 2002 ne permet pas à un établissement de se défausser de sa responsabilité vis-à-vis des tiers. Que fait le ministre en charge des intérêts de la place financière ? 

Sous sa casquette du ministre de la Justice, et sans forcément interférer dans le pouvoir judiciaire, ce dont il se défend d’ailleurs toujours, Luc Frieden aurait peut-être été plus inspiré de suggérer au président du tribunal d’arrondissement de Luxem­bourg de créer une cellule ad hoc pour traiter le millier d’affaires Madoff qui devraient déferler dans les prétoires. On ne compte plus les affaires en référé traitées en urgence par la juridiction. Avec des ordonnances qui varient d’un juge à l’autre, au point même de se contredire. Ainsi trois juges ont jusqu’à présent eu à traiter « du Madoff » en matière de référé. L’un a accepté sans réserve les demandes de provisions ou de transmission de pièces de la part des banques dépositaires, d’autres l’ont récemment refusé, allant même jusqu’à infliger aux demandeurs une amende pour procédure abusive contre la banque dépositaire. Des investisseurs qui demandent leur dû et qui sont à l’amende, voilà qui est un peu curieux.

Pour la bonne cohérence de la justice, de son image et de sa crédibilité à l’extérieur, et face au risque de contrariété des jugements, il aurait probablement été judicieux de constituer une cellule spécialisée pour s’occuper des cas Madoff, même si cette sorte de la spécialisation contrevient au sacro-saint principe de la non spécialité des magistrats luxembourgeois. D’autant que les affaires Madoff ont pratiquement toutes les mêmes ingrédients de base et des réponses juridiques qui devraient également se ressembler. 

« À nouvelle crise, nouveaux moyens et nouvelles réflexions », insiste un juriste qui déplore le peu d’adaptation dont l’appareil judiciaire a fait preuve jusqu’à présent pour faire face à un scandale financier susceptible de causer beaucoup de tort à l’économie luxembourgeoise. Les assertions du ministre du Trésor, qui répète à l’envi que le problème est d’abord américain, ne convainquent personne. Elles ont même l’art d’agacer les investisseurs qui rappellent le Luxembourg à ses engagements européens. 

Les premières affaires Madoff arriveront la semaine prochaine devant la Cour d’appel, dont on attend un peu plus de cohérence que n’en a donné la juridiction de première instance. Au tribunal d’arrondissement, les affaires en référé se corsent, comme pour resserer l’étau sur les banques dépositaires toujours aussi récalcitrantes à mettre la main au pot. Les juges auront ainsi à trancher bientôt leur premiers référés à témoin. Des employés et ex-employés d’UBS, qui ont été en charge des fonds Madoff, sont en effet appelés à comparaître devant la justice. La vraie. 

Véronique Poujol
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