Charbon ardent L’envolée du bitcoin et de l’ether, les locomotives du convoi des cryptomonnaies, catapultés au-dessus de 50 000 et de 3 000 dollars respectivement, a relancé le débat sur leur empreinte carbone. Et pour cause : à de telles valorisations, le mécanisme de création de nouvelles unités, connu sous le nom de minération, attire une multitude de nouveaux acteurs. Qui tous s’équipent de serveurs spécialisés pour participer à cette course éminemment énergievore et avoir une chance de profiter de la ruée spéculative. On a coutume de comparer l’empreinte carbone du bitcoin à celle d’un pays : ces jours-ci, suivant la méthode utilisée, c’est à celle des Pays-Bas ou de l’Argentine qu’on l’assimile. « It’s coal !», s’est écrié l’expert américain Gene Hoffmann lors d’une table-ronde en ligne sur la question organisée la semaine dernière dans le cadre de la Luxembourg Blockchain Week (blockchainweek.lu), se référant à la prédominance des mineurs chinois, aux machines majoritairement alimentées avec du courant d’origine charbonnée.
Que faire de cette « loterie massive », selon les termes d’un autre intervenant de ce débat, Alex de Vries, un analyste néerlandais dont le site digiconomist.net compte les térawatts/heures engloutis par les cryptodevises, pour qu’elle ait une chance de rester pertinente face à la crise climatique ? Après tout, la minération des cryptomonnaies, qui correspond à la maintenance de leurs infrastructures, consomme, selon certains calculs, l’équivalent de l’ensemble de la production photovoltaïque mondiale. Pour rester défendable, cet univers se doit de se réinventer. Les idées ne manquent pas. Ceux qui tiennent à voir le verre à moitié plein pointent l’essor (relatif) des mineurs islandais, dont les racks profitent de l’énergie zéro-carbone produite grâce à la géothermie majoritaire sur leur île. D’autres, comme Joseph Pallant, enthousiaste de la blockchain au service de l’action climatique, lui aussi présent dans ce débat, misent sur des mécanismes de compensation qui, grâce à des certificats rattachés aux unités de cryptomonnaies, doivent la « verdir », ou encore sur le rôle positif que des plateformes fondées sur la blockchain sont appelées à jouer pour fluidifier certains marchés énergétiques, en particulier celui des excédents générés par des installations d’énergie renouvelable. Les idées pour appliquer la technologie des « ledgers distribués » à l’action climatique, et en particulier pour consolider les dispositifs de mesure et de vérification des engagements nationaux pris au titre de l’Accord de Paris, ne manquent pas.
Rentier conservateur Les plus technophiles doivent cependant reconnaître que ce foisonnement créatif censé mettre la blockchain au service de la décarbonation relève encore pour l’instant du vœu pieux si l’on s’en tient à ses grands marchés. Les promesses des plus progressistes au sein de l’univers bitcoin de mettre en place des structures moins gourmandes se heurtent au conservatisme de ses rentiers, qui voient comme une menace directe toute réforme qui pourrait ternir l’éclat de leurs œufs d’or. Le rôle inhérent du consensus dans le fonctionnement du système fait le reste. Côté Ethereum, on discute depuis sa création de son passage à un protocole de consensus moins énergivore (le « proof of stake » est censé remplacer le « proof of work »), mais les années passent et l’on en reste aux incantations. Ce protocole alternatif serait certes moins gourmand, mais il resterait largement au-dessus des niveaux de consommation d’électricité occasionnés, par exemple par l’utilisation des cartes de crédit. Qui plus est, ce protocole privilégie ceux qui possèdent de grandes sommes de la cryptodevise, ce qui revient à inscrire le creusement des inégalités dans les structures du réseau. Alors que le mouvement de justice climatique a fini par imposer l’idée que la persistance des inégalités fortes qui marque notre époque est incompatible avec une solution au défi du réchauffement, force est d’admettre que le protocole dit proof of stake n’est pas, lui non plus, « climatiquement correct ».
D’autant plus que loin de s’assagir, la planète crypto n’en finit pas d’inventer de nouvelles applications court-termistes. Ainsi, les non-fungible tokens (NFT), la dernière coqueluche du milieu, appliquent le principe de la blockchain au marché de l’art et des « collectibles », en y plaçant des certificats de propriété non-fongibles (c’est-à-dire non remplaçables mais transférables). Ce marché émergent, qui s’adosse à celui de l’art (qui n’avait pas besoin de cela pour s’affoler), a rapidement atteint des hauteurs vertigineuses, avec des valorisations en millions voire en dizaines de millions de dollars. Croyant bien faire, Joanie Lemercier, un artiste qui a mis l’action climatique au cœur de sa démarche, a vendu une de ses œuvres comme NFT, en 53 exemplaires. Il a été estomaqué en apprenant que cette opération avait occasionné l’émission de 80 kg de CO2. Même si là aussi, certains veulent croire qu’il est possible de concilier les marchés de NFT avec une approche vertueuse au plan climatique, en planchant sur des solutions censées en assurer la soutenabilité, on reste pour l’heure en présence d’une surenchère élitiste et dispendieuse.
« Essayons d’être plus prévenants », a suggéré Gene Hoffmann en réponse à ces défis. Hoffmann élabore, aux côtés de Bram Cohen, le créateur du bit torrent, technologie de partage de fichiers entre pairs qui s’est installée pour de bon dans le paysage du Net, une blockchain alternative, Chia, qui s’appuie sur une mesure de la mémoire informatique qui lui est consacrée et d’une vérification du temps de mise à disposition pour fonctionner de manière à la fois sûre et sobre au plan énergétique. Au lieu de « minération », Chia parle de « fermage » de ses tokens, histoire d’en souligner le caractère écologique. Lancé le mois dernier, Chia compte déjà près de 15 000 nodes, à comparer aux quelque 80 000 de bitcoin, ce qui prouve à tout le moins que l’appétit pour une blockchain plus respectueuse des limites planétaires est réel.