Une seule fois, ils ont collaboré, pour Godot, mais que d’affinités, entre le sculpteur et Beckett, mises en évidence à la Fondation Giacometti de Paris

Minimalistes de l’existence

d'Lëtzebuerger Land du 07.05.2021

L’un est monté à Paris, comme on dit, de sa Suisse natale, quittant l’atelier paternel de Stampa pour entrer à l’Académie de la Grande-Chaumière. Ce fut en 1922. L’autre quitte Dublin, quelques années plus tard, obtient le poste de lecteur d’anglais à l’École normale supérieure. Mais c’est en 1937 seulement, de retour à Paris, que les conditions sont données pour une rencontre entre Alberto Giacometti et Samuel Beckett. Ils se sont beaucoup fréquentés, dans les cafés de Montparnasse, ont arpenté la capitale ensemble. Paradoxalement, il n’existe pas de portrait de Beckett par Giacometti, ni de texte de l’un sur l’autre, et ils n’ont collaboré qu’une seule fois, pour la reprise d’En attendant Godot, en 1961, à l’Odéon. Réunir les deux dans une exposition, au-delà de la plongée dans une époque, l’après-guerre existentialiste en gros, c’est chercher ailleurs, les affinités ne manquent pas, nombreuses, signifiantes, éclairantes.

Commençons toutefois par Godot, et le décor iconique de Giacometti : rien qu’un arbre, à partir d’une didascalie des plus réduites, « route à la campagne, avec arbre/ soir ». L’arbre original a été perdu, il a été recréé pour l’exposition à la Fondation Giacometti de Paris. Et voilà déjà, avec cette simple carcasse, et les rares feuilles au bout des branches qui sont comme les bras écartés d’un personnage, le trait essentiel qui réunit sans doute les deux. Dira-t-on une recherche d’abstraction, ce serait ne pas tenir compte de la présence continuelle de la figure humaine, non, ils vont tous deux vers le dénuement, des minimalistes de l’existence. Avec une radicalité extrême, comme le veut telle expression de Beckett, dans Cap au pire, texte d’un bref roman au départ avant son passage au théâtre, d’un théâtre sans réel cadre, sans intrigue, sans action, et Beckett ira jusqu’à se passer du dialogue, se réduisant à un seul locuteur : l’imminimisable minime minimum. Ce texte a donné aussi son titre à l’exposition : Rater encore. Rater mieux. Échec inévitable donc, mais en ces temps de l’existentialisme, il faut là encore les imaginer à la façon de Sisyphe, heureux, car décidément impossible de faire autrement.

Des reprises inlassables, des ratages, un processus d’épuisement sans fin, si ce n’est celle que dicte inexorablement l’existence humaine. Justement leur sujet obsessionnel, compulsif. Et l’exposition, une fois l’arbre, Estragon et Vladimir, Pozzo et Lucky derrière nous, n’a pas de mal à faire se rejoindre les textes et les images (des représentations) de l’un et les dessins, les sculptures de l’autre. Regardons les plateaux de Giacometti où sont debout, figés dans leur marche, ses êtres filigranes, plus encore les cages où leurs corps sont comme empêchés, contraints. Beckett a mis ses personnages dans de grands vases, dans Comédie, d’où seule la tête dépasse pour parler dans le vide ; et la Winnie de Oh ! Les beaux jours, l’exquise Madeleine Renaud, avec son parapluie, disparaît quasi entièrement comme telle figure de Giacometti prise dans son socle en forme de pyramide magmatique.

Les créatures de l’un et de l’autre ne parlent pas vraiment, tout simplement, que nous diraient-ils. Ils parlotent comme on survit. Ou alors leur bouche est grande ouverte pour pousser un cri silencieux. Comme dans cette Tête sur tige, de Giacometti, plus qu’effrayante, réplique en 1947 comme il y en a pour les tremblements de terre, une vingtaine d’années après, de l’expérience de la mort d’un voisin. L’image en viendra, choisie par qui, prendre place sur la couverture d’Imagination Dead Imagine, prose de Beckett de mille mots, pas plus, publiée en 1965 dans Les Lettres nouvelles, reprise en anglais dans The Sunday Times. Toujours la reprise, y compris le passage d’une langue à l’autre.

C’est à cette époque à la télévision allemande qu’on a découvert les marcheurs de Beckett, sur un espace carré, entre des rideaux, se regroupant, se séparant et se dispersant de nouveau. Anonymes, dans leurs capes, dans leur universalité. De même, les têtes, ou des bouches seulement, surgissant du noir. Comme si les sculptures de Giacometti étaient quand même tant soit peu pris par la vie. Elle a son tour incompressible, résistant jusqu’à l’instant dernier, fatidique.

L’exposition Giacometti/Beckett. Rater encore. Rater mieux, pour le moment seulement accessible en ligne (www.fondation-giacometti.fr), rouvrira le 19 mai à la Fondation à Paris et sera prolongé jusqu’au 8 juin.

Lucien Kayser
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