Héron Dans le quartier de la Grenz, à Esch-sur-Alzette, entre la rue d’Audun et le boulevard Prince Henri, on repère facilement Benu Village : des pancartes dessinées annonçant diverses activités aux noms fleuris, des façades colorées où des matériaux récupérés tracent des formes et des visages, des fenêtres de guingois, toutes différentes, et une enseigne métallique marquée d’un héron découpé dans la tôle. L’oiseau a été choisi comme emblème de l’association car il est l’ancêtre égyptien du phénix de la mythologie grecque. Cet oiseau renaît de ses cendres à la fin de son cycle de vie. Circularité, recyclage, récupération, réduction sont en effet les maîtres-mots de ce quartier durable où la doctrine principale est de réutiliser au lieu de jeter.
L’objectif de Georges Kieffer, formé à l’économie écologique et initiateur de Benu-Village, était de montrer que l’économie circulaire et solidaire pouvait fonctionner au Luxembourg. Un nouveau quartier, sur un terrain d’une quinzaine d’ares mis à disposition par la ville d’Esch a vu progressivement le jour dans des conteneurs maritimes récupérés, isolés avec de la laine de mouton et recouverts d’un crépi en miscanthus, plante star de la permaculture. Différentes activités ont été développées : atelier de couture à partir de vêtements de seconde main, récupération de vieux meubles et, plus récemment, un restaurant où sont cuisinés des aliments non vendus ou non vendables, locaux et bio. Un beau projet qui a encore fait la fierté d’Esch lors des Luxembourg Tourism Awards où la ville a été nommée « commune méritante » pour cette action.
Voilà pour le côté brillant de la médaille, celui de l’utopie en marche, de l’inclusion saluée, des récompenses et des visites officielles. Mais depuis le 15 novembre, il est clair que ce projet phare a échoué, du moins dans sa forme et son orientation actuelles. Le revers de la médaille apparaît aujourd’hui avec la mise en liquidation de l’association. Les principaux bailleurs que sont la ville d’Esch et le ministère de l’Environnement, du Climat et du Développement durable ont coupé le robinet de subvention, un véritable pactole public en fait, face à une accumulation de dettes et une gestion financière jugée « peu prévoyante ». Les différentes parties impliquées – employés, syndicat, direction, conseil d’administration, pouvoirs publics – remontent le temps pour analyser les défaillances, des dysfonctionnements et les irrégularités éventuelles.
Une chose est sûre : beaucoup d’argent public a déjà été investi dans le projet Benu Village. Une première convention (2017-2019) mettait le projet sur les rails dans une phase de démarrage : La ville d’Esch et le ministère de l’Environnement ont sorti un million d’euros chacun sur trois ans. « Ce subventionnement était ponctuel et n’avait pas vocation à être reconduit au-delà de cette phase de lancement », précisait le ministère la semaine passée. Selon la deuxième convention, de 2020 à 2022, Esch a mis à disposition de l’association un budget d’un million d’euros pour trois ans. Une troisième convention (2021-2023) ajoute 4,4 millions d’euros versés par la ville d’Esch, sur trois ans, un montant destiné à l’extension du Benu Village.
Le million Parallèlement à la deuxième convention, l’association comptait sur un million supplémentaire de la part du ministère de l’Environnement. Une somme qui ne pouvait être ni promise ni versée : la loi sur les fonds environnementaux ne permettait pas de soutenir une asbl (une nouvelle loi a été votée en septembre, levant cette interdiction), ce qui avait été stipulé à la commune. Mais une somme sur laquelle l’association comptait : « On n’a pas été informé que nous n’aurions pas cet argent et c’est ce million qui nous manque », martèle Sylvie Halmus, présidente du « conseil administratif » de Benu face au Land. Les dettes s’élèvent à 945 870 euros, selon l’analyse menée par une fiduciaire indépendante. Du côté de la ville d’Esch, Meris Sehovic, échevin en charge de l’Environnement (Déi Gréng) estime qu’il était « clair comme de l’eau de roche » qu’il n’y aurait pas de participation supplémentaire de l’État. Il interroge : « Comment peut-on espérer et dépenser un million d’euros alors que la convention est échue. D’autant qu’aucune administration publique ne peut verser de l’argent rétroactivement ? »
On comprend que la direction de Benu Village a spéculé de manière imprudente sur une somme qui ne lui était pas vraiment promise. Plus largement, la gestion des fonds publics est remise en question à la fois par la commune et par les employés. « Les responsables de la ville d’Esch-sur-Alzette ont régulièrement manifesté des doutes quant à la gestion du personnel. Une partie du déséquilibre financier est due à la politique irresponsable en matière d’embauche », détaille Meris Sehovic. En l’espace de deux ans seulement, le nombre d’employés a explosé, passant de 17 à 42, et rien que cette année, treize nouvelles personnes ont été embauchées, ce qui a fait grimper les frais de personnel de 75 pour cent. « Le plus dingue est qu’une personne a encore été engagée ce 1er novembre, alors que tous les voyants étaient au rouge », s’étrangle l’échevin. « L’ouverture du restaurant a nécessité un gros recrutement. Mais c’est un département qui gagne de l’argent », argue Sylvie Halmus. D’après nos informations, le restaurant Benu Sloow (soutenu en plus par l’Œuvre Grande-Duchesse Charlotte à hauteur de 300 000 euros en 2022), dégageait un chiffre d’affaires mensuel 40 000 euros depuis son ouverture en mai.
La folie des grandeurs avec laquelle le développement de l’écovillage a été menée aurait dû alerter la ville d’Esch, estime Smail Suljic du syndicat OGBL. « Cet été déjà, des salariés de l’association nous ont fait part de leurs inquiétudes, voyant que certains fournisseurs n’étaient pas payés. Nous avons demandé des explications en septembre et à nouveau mi-octobre, sans réponse, ni de la direction, ni de la ville. » Le syndicaliste considère que les politiques n’ont pas pris leurs responsabilités en faisant simplement confiance au directeur, « dont ils pensaient qu’il avait bon cœur et qu’il gérait l’argent consciencieusement ». Il ajoute qu’Esch aurait pu revendiquer un siège au conseil d’administration, ce qui est prévu dans les statuts de l’asbl, mais ne l’a pas fait. Meris Sehovic affirme que cet usage n’est jamais appliqué, la commune ayant des conventions avec de nombreuses associations et ne jouant pas un rôle actif dans la gestion interne. En rappelant qu’il ne fait partie du conseil échevinal que depuis cet été, il précise que les bilans financiers et contrôles des comptes réalisés lors du versement des financements « n’ont pas montré d’autres affectations que celles prévues dans la convention. »
Paternalisme Les salariés ne se contentent pas de l’augmentation des frais de personnel pour expliquer la situation actuelle. Nous avons rencontré une poignée d’employés lundi après-midi. Ils en veulent massivement au directeur Georges Kieffer qui n’a pas été le « bon père de famille » qu’il ambitionnait d’être. « Dès le début de l’aventure, il n’y a eu aucune transparence dans la gestion et les finances et nous n’avions aucune autonomie dans l’organisation du travail », signale Andrée Bingen qui travaille au Benu-Village depuis avril 2019. Cette architecte d’intérieur, affectée au chantier, regrette de n’avoir jamais eu d’information sur les budgets disponibles ou sur la priorisation des dépenses. « Chaque fois qu’on pose des questions, Georges nous disait ‘t’inquiète, je gère’ ». Marc Tritz, encadrant technique à la menuiserie, lui emboîte le pas : « Le directeur a verrouillé tous les aspects du projet et nous a maintenu dans l’ignorance et le flou, comme un roi en haut de sa tour. » Une forme de paternalisme qui se reflète dans le vocabulaire utilisé et l’attitude : « Il nous appelle Kanner, ou mes petits loups. Il fait des hugs à tout le monde et joue au pote en posant des questions personnelles », fustige Valérie Marx. Arrivée en janvier 2022, elle n’arrive pas à définir son poste autrement que par « bouche-trou », « j’ai changé trois ou quatre fois d’affectation sans jamais un avenant à mon contrat. » Elle regrette aussi une stratégie de fuite en avant consistant à entamer constamment de nouveaux projets : « Il fallait toujours en faire plus, pour attirer des subventions et pour faire venir les politiques et la presse. Mais rien n’est véritablement fini. » Le ministère de l’Économie a ainsi versé deux fois 200 000 euros pour des projets spécifiques.
Les employés se sentent surtout floués par l’écart entre les valeurs défendues, la vision annoncée et la réalité de terrain. Ils dénoncent le salaire de 14 000 euros du directeur, hors de proportion dans le secteur social, « alors qu’il nous demande de faire des efforts et chicane quand il s’agit de payer des heures de week-end. » Ils constatent aussi l’usage du Benu-Bus à des fins personnelles. Le combi Volkswagen décoré d’un dessin de paysage en bleu et vert (offert par la Fondation André Losch) serait plus souvent garé à Merl devant chez Georges Kieffer que circulant avec du personnel ou du matériel. Ils incriminent encore l’utilisation de la carte de crédit de l’association pour des repas au restaurant sans raison professionnelle… « Carpini, notre voisin était son favori quotidien, visible de nous tous. Commander du vin à chaque repas, avec apéritif et digestif constituait selon ses dires, un soutien à leur entreprise », tance l’un. « Le vin destiné au restaurant est livré chez lui, sans aucun contrôle », ajoute un autre. « On a été naïf, on a cru à l’idéal décrit », résument-ils, déçus en parlant de « promesses non tenues ». Malgré plusieurs tentatives tout au long de la semaine, Georges Kieffer n’a pas donné suite à nos demandes de commentaires.
Continuer La motivation pourtant est toujours là. Environ 25 salariés ont envoyé une lettre à la ville d’Esch et au ministère de l’Environnement. Ils y manifestent leur foi « en la capacité à remplir les missions pilotes d’économie circulaire et d’inclusion sociale ». Ils considèrent que « le développement des activités est resté limité et contraint par la volonté de la direction à faire de l’entre-soi ». Aussi, ce groupe travaille à l’élaboration d’un business plan « pour une gestion future viable », estimant que « les opportunités de proposer des modes de construction, d’habillement et d’alimentation innovants, alternatifs et durables sont immenses ». Malgré tout, la dépendance aux subventions publiques est incontestable, comme l’a précisé l’analyse de la situation. Elle table sur « deux millions d’euros à verser annuellement (hors investissements) pour réaliser les activités courantes avec l’équipe actuelle de 42 personnes. »
« Il est trop tôt pour faire des avancées concrètes, mais nous allons travailler à une issue, peut-être avec d’autres organismes ou associations qui œuvrent dans le même sens. La ville d’Esch n’a pas encore de solution, mais nous voulons faire partie de la solution », affirme Meris Sehovic. Il a annoncé une entrevue future avec les salariés, sans préciser de date. Une piste lancée par Marc Baum (Déi Lénk) lors d’un récent conseil communal serait que la ville crée une société d’impact sociétal en reprenant une partie du personnel.
Actuellement, le conseil d’administration « se concentre sur le traitement des points les plus importants de la liquidation dans l’intérêt de ses collaborateurs et partenaires », répond son secrétaire par courrier électronique à nos demandes. Les employés recevront leur salaire couvrant les deux premières semaines du mois. Pour la suite, il faudra attendre qu’un liquidateur soit nommé et que les mécanismes sociaux, Adem et Fonds de solidarité, puissent entrer en vigueur. On décèle un décalage ironique entre la situation des salariés, actuellement dans l’incertitude quant à leur avenir et le projet présenté comme le fleuron social et durable de la Métropole du Fer.