Ne pas se mouiller Rien ne va. Les Tchèques n’auront bientôt plus d’eau. Les Allemands verront leurs maisons s’affaisser davantage. La mine de charbon de Turow en Pologne, source de pollution pour les populations frontalières, va être exploitée jusqu’en 2044 au mépris des règles environnementales européennes, avaient dénoncé des ONG, pas moins de quarante d’entre elles et non des moindres, des parlementaires européens, les autorités locales et des pétitionnaires citoyens. Et malgré cela, la Commission européenne ne bouge pas, ou presque. La décision du gouvernement polonais de prolonger l’exploitation de la mine, d’abord pendant six ans puis officiellement, le 28 avril dernier, jusqu’en 2044, avait été annoncée depuis près de deux ans, provoquant remous et contestations. Dès cette annonce, la Région tchèque de Liberec avait pris les choses en mains. Elle a été la première à réagir : pétitions aux niveaux local et européen, brochures. Elle présente le sort peu enviable de certaines communautés villageoises déjà privées d’eau pour l’élevage ou leurs besoins personnels, de l’eau captée par la mine. Le Liberec s’assure aussi les services du cabinet d’avocat de Prague, Frank Bold, qui sera la figure de proue de ce combat et décide de porter plainte devant la Commission européenne auprès de laquelle la région lance un cri d’alerte. La mine à ciel ouvert est source « de sécheresse, de bruit, de poussières et de crues subites. La situation empire. Des milliers de personnes risquent de perdre leur accès à l’eau potable. De nombreux puits sont complètement asséchés ». De l’autre côté de la frontière, en Allemagne, même colère, même combat, même plainte devant la Commission. La ville de Zittau, le district de Görlitz et des membres du Parlement de Saxe dénoncent à Bruxelles une situation critique, le « naufrage » de la ville en raison du pompage des eaux souterraines et l’ignorance de l’impact climatique. Les experts confirment. Ils stigmatisent les nombreuses violations des directives européennes environnementales. La Commission doit intervenir puisqu’elle est gardienne des traités.
En septembre 2020, le gouvernement tchèque décide à son tour d’intervenir et porte plainte à Bruxelles en vue de porter l’affaire devant la Cour de justice européenne et d’y attaquer directement la Pologne, puisque la Commission ne donne pas suite aux plaintes locales. En janvier 2020 Petra Urbanova du cabinet Frank Bold commentait : « La Commission semble souhaiter que les États membres traitent seuls de cette question ». Dans un procès État contre État, il est prévu une procédure spéciale dans le Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne. L’article 259 exige que la Commission européenne, si elle le désire, donne son avis, un « avis motivé ». Ce qu’elle a fait en décembre 2020. « Dans un cas comme celui-ci, un avis, cela ne mange pas de pain. Il n’engage personne, ni les États membres à qui il s’adresse, ni la Cour de justice européenne lorsqu’elle rendra son arrêt. Mais cet avis lui permet de montrer qu’elle s’intéresse à cette affaire sans avoir à agir personnellement, cela va lui être reproché », explique un juriste. Cet avis n’est pas rendu public. Dans le communiqué de presse succinct, l’on y apprend qu’il y a eu, de la part de la Pologne, des violations de la directive sur l’évaluation des incidences sur l’environnement. Que la concession minière a été prolongée dans des conditions contraires au droit de l’UE, notamment sur les directives sur l’accès à l’information du public par consultations transfrontalières et que le principe de coopération loyale entre pays de l’UE n’a pas été respecté. Mais pour ce qui est d’autres allégations, notamment sur d’éventuelles violations de la directive-cadre sur l’eau, la commission « compte tenu des éléments de preuve et des arguments avancés par les États-membres », estime qu’elles sont « dénuées de fondement ».
Est-ce pour être certain que leurs griefs seront bien relayés par le pouvoir central ou parce que, simplement, toute question mérite réponse ? Toujours est-il que les autorités locales tchèques s’impatientent. Qu’en est-il de leur plainte à la Commission ? En janvier 2021, un député européen tchèque du groupe PPE, Tomas Zdechovsky, pose une question écrite à la Commission européenne. Puisque la Pologne a commis des infractions au droit de l’UE, vous l’avez écrit, qu’attendez-vous pour agir concrètement ?, demande-t-il en substance. Virginijus Sinkevicius, le commissaire européen à l’Environnement lui répondra en avril que la Commission a déjà pris une mesure concrète en adoptant son avis motivé fondé sur l’article 259 du traité, avis qui a été transmis aux deux États membres concernés, la République tchèque et la Pologne. Pour Petra Urbanova, la commission esquive : « Nous pensions qu’elle aurait dû entamer une procédure d’infraction. L’UE ne devrait pas transférer la responsabilité du respect de la législation de l’UE aux États membres eux-mêmes. (…) Ce n’est pas à la Tchéquie de veiller au respect du droit européen par la Pologne. Elle n’a sélectionné que des violations spécifiques de la loi, qui sont les plus graves et concernent les citoyens tchèques ou l’environnement. Le procès tchèque n’est pas la solution ultime dans cette affaire. »
Front étendu « Que la Commission ne veuille pas attaquer la Pologne de manière frontale peut s’expliquer pour des raisons politiques », dit un observateur bien au courant du dossier. « Elle pourrait hésiter à ouvrir un troisième front contre la Pologne pour ne pas trop l’indisposer. » Le premier a été son procès pour la protection de la forêt de Bialowieska, une zone Natura 2000 déboisée au mépris des règles européennes environnementales. Le second front est plus large. Il est constitué par toutes les actions devant la Cour, tous les procès que la Commission a intenté pour des violations de l’État de droit dans la nomination des magistrats et le fonctionnement de la justice. La Tchéquie se retrouve donc face à la Pologne. Toute seule, pour l’instant. Son recours a été publié au Journal Officiel de l’UE le 26 février dernier. Les État membres qui veulent intervenir à ses côtés, au soutien de ses thèses, sont les bienvenus. C’est valable aussi pour ceux qui voudraient intervenir auprès de la Pologne. Ils ont jusqu’à la fin mai pour le faire. Les médias allemands parlent d’une intervention possible de l’Allemagne. Un gouvernement allemand a qui l’on prête l’intention de mettre la pédale douce pour des raisons historiques. On ne parle pas d’autres États membres intervenant même s’ils n’interviennent souvent qu’en dernière minute en le signifiant au Greffe de la Cour. Mais s’il y a une volonté politique de ne pas donner à ce dossier trop d’importance au niveau européen, il y a peu de chance qu’il y en ait beaucoup.
Les procès « pays de l’UE contre pays de l’UE » sont assez rares. Huit affaires seulement dans les annales de la Cour, dont quatre se sont perdues dans la nuit des temps. Depuis les vingt dernières années, il y a eu l’Espagne contre le Royaume-Uni au sujet des élections européennes à Gibraltar ; la Hongrie contre la Slovaquie qui refusait l’entrée de son président, à l’époque Laszlo Solyom, invité à inaugurer dans une région à forte minorité hongroise une statue du premier roi de Hongrie, Saint Étienne, un jour qui coïncidait avec le 41ème anniversaire de l’intervention du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie à laquelle participait les troupes hongroises. L’Autriche contre l’Allemagne pour une histoire de taxe autoroutière dont étaient exemptées les voitures immatriculées en Allemagne et enfin la Slovénie contre la Croatie à propos de la délimitation d’une frontière maritime. Dans son recours, la République tchèque relève que la première extension des activités minières, jusqu’en 2026, avait été faite « sans intervention du public concerné », que cette décision ne lui avait pas été transmise « sous une forme compréhensible », que la Pologne s’est mise en infraction avec des directives européennes en déclarant que la prolongation des activités jusqu’en 2044 « était immédiatement exécutoire », excluant ainsi tout recours devant les tribunaux contre cette décision. Elle lui reproche d’avoir négligé les incidences de l’exploitation minière sur la situation des masses d’eau.
Ouvriers en désaccord La Tchéquie a demandé aussi à la Cour de prendre des mesures d’urgence et de suspendre immédiatement les activités de la mine en attendant sa décision sur le fond du dossier dans un an ou plus. Dans l’affaire de la forêt de Bialowieska lorsque la Commission avait intenté un procès à la Pologne, la Cour avait été super rapide en interdisant les coupes des arbres avant même que la Pologne présente les arguments en faveur de sa politique forestière. Lorsque des juges de la Cour constitutionnelle polonaise avaient été écartés par le pouvoir en place, la vice-présidente de la Cour, Rosario Silva de Lapuerta avait été prompte à rendre une ordonnance de mesures provisoires. Le journal El Pais l’avait saluée en titrant « L’Espagnole qui paralyse la purge dans la magistrature ». Toutes les actions prises en urgence sont d’habitude très médiatisées. La rapidité avec laquelle la Cour adopte des mesures d’urgence peut différer en raison de la nature du dossier. Il est plus facile d’annoncer la suspension d’activités de déforestation que d’arrêter une mine, bassin d’emploi, défendue par son personnel et dont dépend aussi une centrale électrique. Une mine défendue bec et ongle par son personnel. Ses syndicats viennent de présenter une double plainte devant la Commission européenne, l’une contre l’Allemagne et l’autre contre la Tchéquie pour violation des droits fondamentaux des travailleurs. La République tchèque attend une réponse depuis deux mois. Serait-ce la preuve que la Cour a déjà décidé qu’il n’y avait pas urgence ? se demandent certains. Des sources polonaises estiment que c’est le cas et que fermer la mine jusqu’à l’arrêt final de la Cour irait au-delà de ce que celle-ci pourrait décider, qui ne serait qu’une éventuelle constatation d’infractions aux règles environnementales de l’UE.
La Commission, quant à elle, s’est contentée de constater qu’il y a un conflit entre les deux pays. Un juriste à qui cette histoire est racontée, commente : « Ainsi Bruxelles limite cette affaire à un simple trouble de voisinage à régler localement par deux pays du groupe de Visegrad qui n’ont qu’à se débrouiller entre eux. Ce qui est triste, réflexion faite, c’est qu’Il y a donc encore dans l’UE des populations locales qui souffrent de la poursuite d’activités minières qui, pourtant, n’entrent pas dans la ligne suivie par la Commission en matière de lutte contre le réchauffement climatique. »