Il y a quelques millions d’années, l’homme a fait un geste qui a changé son destin : il a soulevé une pierre. Cet instant a tout changé, à commencer par l’homme lui-même. Cette pierre est devenue le prolongement de son bras. Pour atteindre sa cible, le plus souvent du gibier, elle avait en elle la force conférée par les muscles de l’homme. Prolongeant le bras, elle devint une arme. Au fil du temps cette arme rudimentaire fut perfectionnée. Une pierre bien taillée tue plus vite. Attachée à une branche elle devient une flèche. Si l’on remplace la branche par un bâton, on obtient une lance qui peut être projetée à quelques dizaines de mètres. C’est ainsi que notre corps physique a commencé à augmenter.
Puis l’homme découvrit le feu qui augmenta ses pouvoirs. Le feu, c’est cool : il chauffe, il permet de manger un bon steak grillé au lieu d’un steak cru, mais surtout, il permet de fondre le bronze et le fer pour fabriquer des armes et des outils plus sophistiqués. Le feu donne à l’homme le pouvoir de conquérir son environnement. Peu à peu, il renonce à la chasse et pratique
l’agriculture. On appelle ce processus « évolution » et il fait partie de la nature humaine. L’homme existe dans la mesure où il évolue et où il augmente ses pouvoirs grâce aux outils qui prolongent la force de son corps.
Mais l’homme n’est pas seulement fait de muscles. Il évolue dans la mesure où il augmente aussi ses capacités intellectuelles. En 1439, un Allemand né à Mayence, Johannes Genfleisch zur Laden zum Gutenberg, a inventé la typographie. Les connaissances accumulées par l’homme ne sont plus communiquées oralement mais sont exprimées en mots imprimés sur du papier broché. Le livre est né. Le livre est un prolongement de la pensée humaine qui se transmet d’une génération à l’autre.
En 1668, un ingénieur britannique, Thomas Savery, invente la machine à vapeur. Un siècle plus tard, le français Nicolas Cugnot introduit cette machine dans un fardier, l’ancêtre de l’automobile. Cet homme, considéré comme un fou à l’époque, ouvrait la voie des temps modernes. En 1831, Michael Faraday produit pour la première fois de l’électricité et projette le monde dans une autre dimension. En l’espace d’un siècle arrivent sur le marché les voitures qui fonctionnent à l’essence, la radio, la télévision, le téléphone, les premiers ordinateurs et l’internet. Le 25 décembre 1990, le britannique Tim Berners-Lee invente le système World Wide Web (www) qui allait introduire l’internet dans notre vie quotidienne.
Si j’étais capable de me projeter dans une pierre il y a quelques millions d’années, à partir de 1990 je peux me projeter instantanément aux quatre coins du monde. Grâce à internet, je peux me projeter symboliquement à travers la planète entière. C’est comme si j’avais vaincu la gravitation, car la toile me permet d’être partout en un instant quand je le souhaite. Peu à peu, le monde virtuel concurrence le monde réel au point que l’on commence à les confondre. Les différences entre le virtuel et le réel s’estompent et le monde virtuel me semble parfois plus réel que ma réalité immédiate.
Muni d’un téléphone mobile connecté à des millions de réseaux et de mondes virtuels, je me demande : qui suis-je ? Un cyborg ? Mais je suis déjà un cyborg depuis que j’ai soulevé la première pierre sur mon chemin. Certes un cyborg rudimentaire comparé au cyborg connecté à internet et au téléphone mobile. Mais c’est quoi un cyborg ? C’est la rencontre entre moi et toutes les prolongements de mon être.
Ma dimension de cyborg augmente chaque fois que mon intelligence crée une nouvelle forme. Les cyborgs ne sont pas les robots que nous créons. Ils sont notre rencontre avec eux et les changements qu’ils produisent dans nos vies. Le cyborg, c’est moi, ce n’est pas le robot ou toute autre forme d’intelligence artificielle qui augmente mes pouvoirs physiques et intellectuels.
Mais à quel prix ? Les formes d’intelligence artificielle que nous sommes en train d’inventer commencent à devenir autonomes. Bientôt nos maisons seront capables de s’autogérer pour nous offrir un confort que l’on pourra programmer à travers l’Internet des objets (IdO, en anglais IoT – Internet of Things). L’IdO ce sont les formes d’intelligence artificielle intégrées dans les objets de notre quotidien : frigo, machine à laver, prises électriques, air conditionné, grille-pain, cuisinière…
Des milliers de chercheurs de haut niveau travaillent actuellement sur des formes de programmation qui permettront aux machines et aux robots de reproduire le processus cognitif et affectif de l’homme. Ce n’est pas de la science fiction, il n’y a qu’à lire les livres de Ray Kurzweill, un des experts les plus en pointe dans la programmation de l’intelligence artificielle. Jusqu’à présent, toutes les formes d’intelligence artificielle ont augmenté nos capacités physiques et intellectuelles. Mais une question se pose : que fera-t-on si elles se retournent contre nous ? Que fera-t-on quand la pierre que l’on jette deviendra autonome et se retournera contre nous, quand le chasseur deviendra son propre gibier ?