Secret bancaire

Retard coupable

d'Lëtzebuerger Land du 06.04.2000

Du moins déplaisant, le commentaire de Bernard Bertossa, procureur général de la République helvétique et du canton de Genève, cosignataire de l'Appel de Genève1, lors de sa conférence la semaine dernière. Le procureur suisse a vertement critiqué l'approche luxembourgeoise en matière d'entraide judiciaire. Commentant le projet de loi actuellement sur voie d'instance, et sans entrer dans les détails,  Bertossa a déconsidéré l'esprit du texte : « L'entraide judiciaire est d'abord perçue comme un moyen pouvant porter atteinte aux intérêts privés du justiciable, alors qu'elle devrait être un instrument efficace de lutte contre la criminalité organisée. L'impression prévaut que le texte tend d'abord à éviter méticuleusement toutes possibilités d'abus par le juge 'étranger', multipliant par là les possibilités de bloquer l'instruction, ce qui est à l'avantage des criminels. Ce n'est plus le criminel potentiel qui est suspecté, mais le magistrat étranger.»

L'enjeu, pour le Luxembourg, est de taille. L'économie du Grand-Duché repose en larges parties sur la place financière dont la clef de voûte est le secret bancaire. Un secret bancaire qu'il faut dès lors protéger, ce qui amène Bertossa à la conclusion que le projet législatif protège en premier lieu la souveraineté nationale. Pour le Grand-Duché, il s'agira de préserver l'image et de souligner la morale de place financière tout en protégeant le secret bancaire. Ces deux approches diamétralement opposées se retrouvent d'ailleurs dans les différents avis rendus par les parties concernées au sujet du projet de loi déposé en juillet 1997. L'ordre des avocats et l'Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL) consacrent le secret bancaire et revendiquent une mouture très restrictive de la procédure ; en cela, ils sont plus ou moins soutenus par le Conseil d'État qui traditionnellement consacre la propriété privée. De l'autre côté, la magistrature debout se tâtonne pour trouver un mi-chemin entre l'utilisation de l'entraide judiciaire comme instrument répressif et les intérêts de la place financière.

Devant l'enjeu, la classe politique se fait difficile pour déterminer la procédure à suivre par voie législative. Actuellement, la matière est régie par la jurisprudence. Celle-ci est inspirée par des dispositions de la loi sur l'organisation judiciaire respectivement du code de procédure criminelle. Ces dispositions ne considèrent pas l'exécution de commissions rogatoires dans son ensemble. 

En 1978, le Luxembourg a signé le protocole additionnel à la Convention européenne d'entraide judiciaire en matière pénale de 1959. Lorsque la Chambre des députés s'est enfin penchée sur la ratification de ce protocole en 1997, elle a instamment prié le gouvernement de « déposer d'urgence le projet de loi sur l'entraide judiciaire internationale en matière pénale ». Il s'agit de pourvoir le texte du protocole additionnel d'une loi accompagnatrice qui réglerait la procédure interne de l'entraide et par là poserait des garde-fou au texte du protocole. Le voeu fut exaucé, mais le texte déposé par le gouvernement, s'inspirant en larges parties d'un avant-projet de loi de 1995 resté lettre morte, était loin d'être parfait.

La problématique fondamentale est celle d'exclure a priori la possibilité d'une entraide en matière fiscale. Le secret bancaire offre effectivement aux investisseurs étrangers une assurance de discrétion en ce qui concerne leurs fonds non déclarés à leur fisc d'origine. Or, le protocole additionnel veut avant tout « faciliter l'application [de l'entraide judiciaire] en matière d'infractions fiscales ». L'ouverture de la législation judiciaire à l'entraide en matière fiscale était dès lors au centre des débats, de façon à ce que ni le protocole additionnel soit ratifié à ce jour ni le projet de loi voté par le Parlement.

La règle de la spécialité - qui veut que le juge étranger ne peut utiliser les données recueillies au Luxembourg que pour les infractions clairement libellées - devait découler du texte ratifiant le protocole additionnel, mais non pas de la loi sur l'entraide judiciaire. Le projet de loi initial présentait encore d'autres imperfections aux yeux des lobbies bancaire et des avocats, de sorte à ce que le texte se trouvait en friche jusqu'il y a peu. Bien que le rapporteur dudit projet, le député chrétien-social Laurent Mosar, explique ce retard par la complexité de la matière (« Il s'agit à ma connaissance du texte législatif le plus complexe depuis longtemps »), il n'en reste pas moins que la passivité des instances publiques trouve son origine aussi dans l'application pratique actuelle : à ce jour, le Luxembourg n'a encore jamais donné suite à une demande d'entraide judiciaire en matière fiscale.

Il ne risquera pas non plus de le faire prochainement. À cause de la double incrimination, le fraudeur du fisc étranger trouvera toujours refuge au Grand-Duché. L'« escroquerie en matière fiscale » telle que décrite dans la loi du 22 septembre 1993 délimite très strictement son champ d'application et insiste sur le caractère criminel de l'escroquerie. Ajouté à la règle de la spécialité, qui vient d'être intégré au texte du projet par voie d'amendement, l'incursion d'enquêteurs étrangers au Luxembourg à la recherche de fraudeurs du fisc est a priori exclue.

Le projet a aussi été revu en ce qui concerne les pouvoirs de la magistrature luxembourgeoise. Les commissions rogatoires, pour être exécutées, nécessitent le feu vert du ministre de la Justice. Selon l'amendement voté par la commission juridique de la Chambre des députés qui préconise une stricte séparation des pouvoirs, le procureur luxembourgeois devrait dorénavant devenir seul maître à bord. C'est lui seul qui déciderait de l'opportunité de donner une suite à la demande d'entraide et bénéficiera pour cela d'une large marge d'appréciation. Le texte devrait en effet lui conférer le droit d'analyser la commission rogatoire selon la règle de la proportionnalité, c'est-à-dire le magistrat devra considérer les moyens diligentés par rapport à l'infraction commise.

Les voies de recours contre l'exécution des commissions rogatoires restent cependant multiples et ouvertes aux tierces personnes lorsqu'elles peuvent prouver un quelconque intérêt dans l'affaire. Les droits du justiciable seront même, selon les voeux du Parlement, étendus dans la mesure où la Commission juridique veut faciliter l'accès aux dossiers. Ainsi, le requérant devrait bénéficier de la possibilité de consulter l'ordonnance du juge étranger si le risque de dépérissement de preuves n'est pas donné. Les droits fondamentaux du justiciable, c'est-à-dire de la défense sont donc consacrés par le projet de loi dont les amendements se trouvent actuellement pour avis auprès du Conseil d'État.

Après plus de 22 ans - en considérant comme date de départ la signature par laquelle l'État luxembourgeois s'est engagé à respecter le protocole additionnel - les textes relatifs à l'entraide ne sont toujours pas coulés en droit. À côté des attaques politiques, plus ou moins médiatisées, sur la place financière luxembourgeoise, le nombre d'« affaires » dans lesquelles sont impliquées les banques de la place (KBL, Ferrin-Lullier pour ne citer que deux exemples récents) va en s'amplifiant. L'absence d'un texte législatif équivaut, malgré la jurisprudence, à un vide juridique. L'équation que le Luxembourg s'oppose aux demandes d'entraide est donc un raccourci facile pour augmenter la pression sur la place. Et même si, pour en revenir à Bertossa, le texte actuellement à l'étude n'est peut-être pas un moyen efficace pour lutter contre la criminalité organisée, il aurait, une fois en vigueur, un certain avantage politique. À part le respect de la stricte séparation des pouvoirs - le pouvoir politique serait exclu de la prise de décision - la loi permettrait à tout un chacun de connaître la procédure à suivre. Les supposées zones d'ombre, qui laissent présupposer l'arbitraire, auraient disparu. Étant donné que les intérêts du Luxembourg sont connus depuis les débuts, le retard pris en la matière en devient presque irresponsable.

 1

Appel de Genève : Le 1er octobre 1996, sept magistrats, spécialisés dans la lutte contre la criminalité organisée transfrontalière et le blanchiment des fonds découlant de cette criminalité, ont signé, à Genève, un appel dans lequel ils revendiquent une application plus stricte respectivement une amélioration des textes législatifs régissant la matière, condamnant en même temps les us et coutumes de certaines places financières. Bernard Bertossa, un des signataires de cet appel, fut, la semaine dernière, l'invité de l'Association d'études et de recherches pénales européennes.

marc gerges
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