La semaine dernière, nous avons vu que bien qu’il soit impératif de construire davantage de logements, il fallait aussi économiser au maximum les terres agricoles. Notre responsabilité à ce sujet est d’autant plus grande que beaucoup d’autres vont disparaitre en Europe (notamment au sud) à cause des effets du changement climatique. Rappelons que ceux-ci se manifestent plus rapidement que les scientifiques du GIEC l’avaient prévu.
L’Union européenne s’est emparée du sujet dès 2011 en érigeant le principe du « zéro artificialisation » d’ici 2050. Doctrine non contraignante actuellement, elle propose aux États et aux collectivités locales de mettre en place des outils permettant de sauvegarder les bons sols en tirant le plus de profit possible des surfaces déjà artificialisées. Parmi elles, les friches sont des territoires prioritaires à explorer. Qu’elles soient industrielles, commerciales ou résidentielles, elles sont souvent situées en contexte urbain et facilement desservies par les transports publics.
Il se trouve que le passé sidérurgique livre beaucoup d’opportunités de ce type au Grand-Duché, environ 1 200 hectares dans le sud du pays. Le grand exemple est évidemment Belval, dont le dernier haut-fourneau s’est éteint en 2017, laissant 120 hectares à l’abandon. En créant en 2002 une structure originale pour piloter un ambitieux programme de reconversion, l’État et ArcelorMittal ont posé les bases d’un nouveau quartier dont l’évolution, quoi qu’on pense de son caractère architectural, a profondément modifié l’ADN d’une région qui tardait à se relever de son passé industriel. Agora, que se partagent à parts égales les deux actionnaires, a incontestablement réussi sa mission.
Belval est le premier exemple, mais il n’est pas le seul. Citons l’ancien plateau du funiculaire à Differdange qui a vu pousser la résidence Arboria et le centre commercial Opkorn. Plusieurs autres sites sont en cours de développement ou vont bientôt l’être : Rout Lëns et Metzeschmelz à Esch-sur-Alzette, Schifflange, Neischmelz à Dudelange… Bien que ces programmes soient souvent très lents à préparer puis à développer (Belval faisant exception), le Luxembourg est ainsi en passe de devenir un spécialiste de ces reconversions vertueuses.
Arrêtons-nous sur deux projets, parmi les plus importants, qui vont occuper les deux prochaines décennies : ceux de Wiltz et de Dudelange. L’un est une ancienne friche industrielle où se sont implantées de multiples industries au fil du temps, c’est Wiltz. Le long de la rivière, on y a vu jusqu’à une trentaine de tanneries à la fin du XIXe siècle. Une activité qui nécessite des polluants tels que le sel de chrome, lequel produit des métaux lourds. La dernière fermera en 1961 et sera remplacée par une usine fabriquant des revêtements de sol (Tarkett), qui pliera bagage dans les années 1990.
L’autre est un ancien site sidérurgique d’ArcelorMittal, c’est Neischmelz à Dudelange. La première usine a été construite ici à partir de 1883 par la Société anonyme des Haut-Fourneaux de Dudelange. Le lieu s’est constamment développé jusqu’au milieu des années 1970, où le déclin de la sidérurgie lui sera fatal. Le laminoir et l’aciérie cessent de fonctionner en 1984, les haut fourneaux sont démolis en 1986 entre 1980 et 1986 et le site est définitivement abandonné en 2005. Le Fonds de Logement en devient propriétaire en 2016.
Si l’histoire des deux friches est très différente, elles possèdent un point commun : elles sont aujourd’hui toutes les deux entre les mains du Fonds du logement. « Wiltz et Neischmelz sont de tailles assez similaires, un peu plus de 30 hectares, » relève Jacques Vandivinit, directeur du Fonds. D’emblée, lorsque l’on évoque la complexité inhérente à la concrétisation de tels projets, il reconnait que rien n’est simple. « Belval est le seul exemple comparable, mais le dispositif législatif n’a plus rien à voir avec ce qu’il était. Maintenant, monter les dossiers demande deux fois plus de temps. » Un exemple ? « À l’époque, il n’était pas nécessaire de réaliser une étude d’impact environnemental. Pour nous, cette obligation est arrivée en cours de planification. »
La loi n’est pas à jour
Le Fonds du logement déplore que l’État ne simplifie pas la tâche des aménageurs. « Le projet de loi sur la protection des sols et la gestion des sites pollués, déposé en 2018, n’est toujours pas voté, sans que l’on sache vraiment pourquoi », regrette Jacques Vandivinit. « Cela complique la vie de tout le monde, la nôtre, mais aussi celles des administrations wui doivent nous donner les autorisations. Puisque les bases légales actuelles sont obsolètes, il faut sans cesse discuter pour trouver des compromis. Or, comme ce sont de nouveaux défis, nos partenaires étatiques ont parfois du mal à trancher… Avec une loi qui définirait des règles claires et une simplification des démarches administratives, nous gagnerions énormément de temps. »
Ce manque de clarté est clairement un frein, mais il ne remet pas en cause la motivation du Fonds du logement. « Nous sommes très fiers de travailler sur ces friches. Transformer ces ruines polluées en lieux où les gens vont vivre, travailler et s’amuser est extrêmement motivant. Bien sûr, prendre un champ aurait été plus simple, mais je crois que notre rôle est aussi de montrer l’exemple. Il y a dix ans, nous n’avions pas les compétences pour entreprendre ces projets, mais nous les avons développées. Nous discutons aussi beaucoup avec Agora et IKO pour partager nos expériences et nos apprentissages, il y a une belle émulation autour de ces programmes. »
Le transfert de connaissances est bienvenu, car, effectivement, réveiller une friche industrielle est compliqué, long et coûteux. Avant tout autre chose, la première tâche est de cartographier les pollutions. Ce sont des bureaux d’études spécialisés qui s’en chargent, en collaboration étroite avec le ministère de l’Environnement. Ces études permettent d’identifier la présence des polluants et leur toxicité, des informations indispensables pour mettre en place les plans de gestion qui devront être validés par les différentes administrations.
Cette cartographie sera un élément essentiel dans le devenir du futur quartier. Les plans directeurs, masterplans et PAP seront élaborés en fonction des indications qu’elle contient. Aucun logement ne sera développé dans des secteurs très pollués, par exemple. Elle permettra aussi de déterminer où il sera interdit de construire des sous-sols et où on ne pourra pas planter de potager (ou alors en hauteur) ou d’arbres fruitiers, car les fruits et légumes pourraient être contaminés.
« Ces précautions sont nécessaires, mais il ne faut pas non plus exagérer les risques », soutient Jacques Vandivinit. « On ne peut pas créer d’endroits absolument confinés et quantité de villes et de villages sont construits autour de sites industriels. Je me souviens qu’à Wiltz, lors d’une fête des voisins que nous avions organisée il y a quelques années sur le quartier, un couple de personnes âgées nous expliquait qu’il était content parce que maintenant, il n’y avait plus de suie sur les tomates de leur jardin. Je ne crois pas que leurs futures tomates seront moins saines que les anciennes ! »
Tout n’est pas à jeter
Mais que faire des terres polluées ? Tout est une question de gestion des risques. Pour les plus lourdement atteintes, notamment aux hydrocarbures, il n’y a rien d’autre à faire que de les excaver pour les envoyer vers des décharges spécialisées, souvent en Allemagne, où elles seront stockées. « Cette solution est coûteuse et induit des nuisances à cause du transport, nous la retenons uniquement quand on ne peut pas faire autrement », assure Michel Gira, responsable du service Projets de grande envergure au Fonds du logement.
« Nous préférons que les travaux de dépollution aient lieu directement sur le site, d’autant que sur ces friches, contrairement aux Baulücken, nous avons la place d’organiser ces opérations », ajoute Jacques Vandivinit. Les terres peu ou moyennement polluées sont donc entreposées sur place, selon leurs caractéristiques. Elles peuvent être concassées et criblées, si besoin. « Nous les réutilisons à des endroits où elles ne poseront pas de problèmes, par exemple en tant que ballast sous la voirie ou pour former les plates-formes sous les bâtiments », précise Michel Gira. Les terres les plus légèrement souillées peuvent également servir de remblai dans des localisations moins sensibles, comme les parkings ou les zones d’activités économiques. La règlementation y est moins stricte dans les zones résidentielles ou les complexes scolaires, par exemple. Ces réemplois se font toujours avec l’aval des différents services du ministère de l’Environnement, qui s’assurent qu’aucun risque de pollution secondaire ne soit encouru. « Le phytomanagement est une nouvelle option que nous utilisons de plus en plus souvent », relève Jacques Vandivinit. Certains végétaux sont effectivement capables de stabiliser, extraire ou dégrader efficacement des polluants.
Les coûts engendrés par ces travaux préparatoires sont très importants. À Wiltz, la facture de l’assainissement et la revalorisation des friches (renaturation de la Wiltz et de ses berges incluses) s’élève à 66 millions d’euros, un montant déterminé par la loi du 29 juin 2021. L’assainissement de Neischmelz et la renaturation du Diddelengerbaach coûteront, eux, 91 millions d’euros. Normalement, ces travaux devraient être à la charge du pollueur, mais, dans les faits, c’est souvent plus compliqué que ça. L’État a ainsi acquis les sites dudelangeois et wiltzois pour un euro symbolique en prenant la charge de la dépollution. « Aujourd’hui, il est difficile de savoir si c’était un bon deal ou pas », reconnait Jacques Vandivinit.
Michel Gira fait remarquer que ces coûts sont à mettre en perspective avec les bénéfices durables engendrés par ces grands chantiers. Non seulement ils améliorent la santé écologique de ces espaces, mais ils réparent aussi l’urbanisme des villes en dynamisant des intervalles jusque-là complètement inutiles et en proposant de nouveaux logements, denrée si précieuse au Luxembourg. Quant à la rentabilité économique des opérations, c’est une autre question. Les deux programmes sont caractérisés par des densités assez basses et donc un volume de logements pas aussi important qu’il aurait pu être. « Des choix politiques », commente le responsable des grands projets.
Pas sans l’État
Est-ce à dire que des projets d’envergure ne peuvent être pilotés que par la main publique ? L’exemple d’IKO, qui développe le quartier Rout Lëns à Esch-sur-Alzette montre qu’un développeur privé peut le faire, mais il reste une exception. « Avec des budgets comme ceux que nous mettons en œuvre à Wiltz et Dudelange, qui comprennent aussi l’assainissement, il est très compliqué d’espérer un retour sur investissement », reconnait Jacques Vandivinit. « À moins de livrer des logements très chers, mais ce n’est évidemment pas notre objectif. »
Car le paradoxe est que ces projets très onéreux sont destinés à augmenter le parc de logements sociaux et de logements abordables. À Dudelange, 55 pour cent des logements seront réservés à la location et 45 pour cent à la vente. Les loyers des logements abordables seront calculés selon le revenu net disponible des futurs habitants. Ces loyers s’adapteront en fonction de la situation des locataires. Ils baisseront si celle-ci se dégrade, mais monteront quand elle s’améliorera. Les ventes, elles, seront proposées en emphytéose. « Nous ne vendrons que le bâtiment, pas le terrain, et pratiquement à prix coûtant », explique Jacques Vandivinit. « Sans avoir à payer le foncier et grâce au plafonnement des coûts de construction que nous mettons en place, nous parvenons à offrir des prix très compétitifs. »
Développer les friches industrielles est une très bonne réponse au nécessaire maintien des sols cultivables et aux forêts. Après de longs atermoiements, le Grand-Duché s’y est enfin mis et c’est une excellente nouvelle. Mais compte tenu de leur coût élevé, ces projets sont indissociables d’un soutien fort de l’État.