Défis et blocages de la Reconstruction luxembourgeoise, abordés du point de vue des architectes (1944-1946)

La Grande Reconstruction

d'Lëtzebuerger Land du 11.03.2022

Deux années après la chute du IIIe Reich, la société luxembourgeoise reste profondément divisée et traumatisée par l’épreuve de l’occupation nazie. Le pays continue à subir un état d’urgence qui ne dit pas son nom. Les paysages dévastés de l’est et du nord du pays, témoins muets des souffrances récentes, contribuent à « prolonger » la misère de guerre des sinistrés et leurs appréhensions. À quand le bout du tunnel ? La hantise des « profiteurs de guerre » sans scrupules, s’enrichissant sur le dos des sinistrés, s’associe à la chasse aux « collabos » du passé récent : « Des millions ont coulé dans les poches des architectes, des experts, des entrepreneurs, des propriétaires d’ardoisières et de scieries dans une mesure qui n’est pas en rapport avec le travail fourni et le rendement obtenu. », lit-on dans Le Soir en avril 1947.1 Ce climat de méfiance et de rancune constitue un des marqueurs de l’état psychologique collectif d’une population en proie aux rumeurs et « chauffée à blanc » par les prétendues injustices et lenteurs de l’effort de reconstruction. Cet article se penche sur ceux dont la tâche est de servir de maillon essentiel entre l’État superviseur et les sinistrés de guerre : le groupe des architectes diplômés.

Certaines localités souffrent encore en été 1947 d’importants retards en matière de reconstruction. Le Wort se fait écho de la colère des habitants, notamment de Schlindermanderscheid : « Trotz der Bemühungen unseres Architekten und Gemeinderats, trotz der 3 Pläne, die vor einem Jahr an die obere Stelle der Rekonstruktion eingereicht wurden, ist unsere Schule noch immer eine Ruine. Das ganze Jahr musste der Unterricht in einem unhygienischen Lokale abgehalten werden. Der Erfolg? All unsere Kinder sind blutarm und krank. Wir Eltern weigern uns fortan unsere Kleinen noch in solch ein Schullokal zu schicken. Besser etwas dümmere als kranke Kinder. […] Überhaupt der Aufbau in unserm Dorf ruht dieses Jahr gänzlich. Warum wohl? Im Gemeindehauptorte setzen neidige Köpfe mit rührigen Händen alles dran, um den Aufbau hier ganz zu verhindern. […] Bloß die Wochenendhäuschen rundherum werden bis zum letzten Brettchen piekfein hergestellt. »2

Mais comment s’expliquent ces retards ? Seraient-ils dus à la jalousie de véritables « saboteurs » malveillants et vénaux, comme l’insinue l’auteur ? Il faut d’abord analyser comment l’État tente d’organiser l’appareil de Reconstruction national. Estimant l’avoir échappé belle après les dégâts relativement limités de la première libération de septembre 1944, les autorités de l’État de retour de l’exil londonien instaurent l’Office de l’État des Dommages de Guerre le 4 octobre 1944.3 Le 11 octobre 1944, celui-ci décide de ne pas imposer le contrôle de la part d’un architecte lors de la procédure de dédommagement des sinistrés de guerre reconstruisant leurs maisons. Mais la situation change dramatiquement au lendemain de la Bataille des Ardennes et des destructions effarantes dans le nord et l’est du pays. L’Office des Dommages de Guerre fait volte-face le 22 février 1945 : les architectes attitrés sont désormais incontournables pour les sinistrés de guerre espérant toucher une future aide financière au terme d’une procédure officielle ordonnée.4 Il est vrai que les enjeux sont énormes. Plus de 18 000 habitations privées ont subi des dégâts, 3 000 d’entre elles ont été réduites en ruines et sont devenues inhabitables, 108 000 individus ont été directement affectés par les dommages de guerre.5 Le 23 février 1945, une seconde institution vient renforcer les structures étatiques en place : le Commissariat Général à la Reconstruction, dirigé par l’ingénieur Joseph Schroeder.6

Durant une phase initiale que l’on pourrait qualifier de « reconstruction sauvage », l’État tente tant bien que mal de reprendre en main la situation. Cette période se caractérise par le désordre le plus complet : villages en cendres, infrastructures anéanties, risque d’épidémies, danger des munitions de guerre qui guettent les imprudents, absence totale d’autorités officielles… Il faut alors pallier les manques les plus criants, apporter une aide d’urgence et réparer ce qui reste des demeures endommagées avec les piètres moyens disponibles.7

Tous les architectes présents sur le territoire sont réquisitionnés en février 1945 pour appuyer les instances gouvernementales, comme le résume Joseph Schroeder en septembre 1946 : « Les régions dévastées avaient été divisées en 41 secteurs d’importance sensiblement égale, ayant à leur tête un architecte qui dirige les travaux sur place et en fait la réception. Le contrôle des factures quant au prix d’unité et aux calculs ainsi que la passation de contrats avec les entrepreneurs se font au Commissariat Général. »8

À partir du 30 avril 1945, toute mesure de reconstruction qui dépasse 10 000 francs doit être autorisée par l’État et surveillée par un architecte.9 Tous les travaux de déblaiement et de démolition, ainsi que les mesures de conservation (réparation) sont désormais à la charge de l’État. « Réparer le plus vite possible sans se soucier d’une expertise » ; « réparer d’abord, reconstruire ensuite »10 : telles sont les devises de la phase initiale de la Reconstruction, entre le printemps 1945 et l’été 1946.

Le 1er août 1945 intervient la fondation de l’Ordre des Architectes, sous la présidence de Victor Engels. L’association compte alors 47 membres. Étant donné qu’il représente l’essentiel des architectes diplômés actifs au Luxembourg, l’Ordre des Architectes devient immédiatement l’interlocuteur privilégié du Commissariat Général à la Reconstruction, et le restera durant les années à venir.11

À la suite des élections législatives d’octobre 1945 et de l’émergence d’un gouvernement d’Union nationale, le Commissariat Général à la Reconstruction est placé sous la tutelle du Ministre du Travail, Pierre Krier (LSAP), alors que l’Office des Dommages de Guerre revient au Ministre de l’Intérieur, Eugène Schaus (Groupement démocratique).12

En janvier 1946, des conférences sont organisées dans chaque commune. Leur rôle est de faciliter la coopération et les échanges entre les acteurs locaux et les instances étatiques. Joseph Schroeder en résume les tâches comme suit : « Ce comité a pour mission principale de fixer les priorités, tant pour les réparations que pour la reconstruction, de contrôler au besoin les factures et de veiller à ce que tous les travaux soient exécutés avec tous les soins et la moralité voulus. » Des critères politiques (attitude patriotique durant la guerre, etc.) et socio-professionnels (famille nombreuse, indigence, etc.) déterminent les bénéficiaires prioritaires selon un système de pondération uniforme. Après maintes tergiversations (compréhensibles face à l’énormité des défis), on constate une systématisation des stratégies, qui aboutit en 1946 à une définition claire du rôle primordial réservé aux architectes dans l’appareil dirigiste de la Reconstruction. Les architectes exercent donc une fonction essentielle de planification et de contrôle. Or, leur mission s’avère fastidieuse et ingrate.

Inéluctablement, le chantier titanesque de la Reconstruction provoque des frictions entre les acteurs associés et génère des malaises multiformes. La méfiance mutuelle a souvent pu imprégner les débats et provoquer des accusations vitrioliques : « Stin d’Intérêts’en vun de Geschiedegten an de’ vum Architekt sech net entge’nt? Dei Geschiedegt hätte gär, wann den Opbau ge’w eso’ schnell ew’e me’glech stattfannen, am Intérêt vum Architekt ass et, wann et me’glechst lang dauert », dit ainsi le député Joseph Artois en mai 1945.13

Durant la phase initiale de la Reconstruction, les difficultés structurelles entravent fortement le travail de tous les acteurs impliqués. En juillet 1945, le député du Nord Joseph Simon (CSV) en brosse un portrait certes non exhaustif, mais évocateur, lors d’une session de l’Assemblée constituante.14 Il décrit tout d’abord le manque de matières premières pour la construction : bois, verre, acier, etc. Les pénuries frappent tous les secteurs du fait de la perturbation des chaînes d’approvisionnement. Idem pour la main d’œuvre qualifiée. Même si des centaines d’ouvriers sidérurgiques du sud du Luxembourg ont pu être redéployés dans les zones dévastées du fait d’un arrêt temporaire de la production métallurgique, leur nombre reste insuffisant. Les travailleurs étrangers de l’avant-guerre, notamment italiens, manquent à l’appel. Les salaires peu lucratifs fixés par l’Office des prix pour les chantiers de Reconstruction étatique ne stimulent guère la motivation au travail. Les infrastructures nécessaires pour se rendre aux chantiers et y profiter de conditions acceptables restent vulnérables : routes, lignes de chemins de fer et ponts détruits, manque de logements, pénurie de carburant et de moyens de transport, liaisons électriques et téléphoniques encore lacunaires… rien n’est facile.

Évoquant le rôle des architectes, Simon constate qu’ils sont débordés par l’abondance des requêtes et la distance trop importante entre les chantiers à prendre en charge : « Der Architekt muss weiter in den Vormittagen Leute empfangen, und behält nur den Abend für nützliche Arbeit. Die Architekten können ihre Arbeit nicht bewältigen, wenn sie nicht in jedem Kanton von 3-4 Angestellten und surveillants [sic] unterstützt werden. » Eux aussi pâtissent des difficultés de déplacement : « Von 5 Architekten im Kanton Wiltz hat nur einer ein Auto. » On peut s’imaginer le surmenage et le désarroi des architectes qui se font assiéger de toutes parts par des sinistrés désespérés, exigeant d’être les premiers bénéficiaires d’assistance. Souvent livrés à eux-mêmes, à un moment où le système de la Reconstruction est encore loin d’être rodé, les architectes doivent improviser en permanence et s’attirent ainsi les foudres de ceux qui s’estiment laissés pour compte.

Ces lignes illustrent les balbutiements des premiers mois de la Reconstruction, marqués par le flou et la méconnaissance des procédures officielles. Ce n’est qu’en janvier 1946 que les « conférences communales » déchargeront les architectes. Désormais, ce sont les comités locaux qui examinent et contrôlent les diverses requêtes des sinistrés, selon le système des listes prioritaires déjà évoqué. Signifierait-ce pour autant une réduction des galères administratives ? Au contraire. Obligés de suivre la méthode dirigiste de l’État, les architectes se voient confrontés à une véritable avalanche de circulaires du Commissariat Général à la Reconstruction : leur nombre dépasse la centaine par an pour la période de 1945 à 1948.15 Reflétant la difficulté de coordination des mesures de Reconstruction au niveau national, elles transmettent pêle-mêle des informations diffuses sur une variété de sujets techniques en rapport avec les architectes et leurs relations à entretenir avec l’État, les entrepreneurs et les sinistrés.

La jungle administrative et la paperasserie toujours croissante vont bientôt causer des ennuis entre les architectes et le Commissaire Général, au point de nourrir des frictions et frustrations multiformes. Les accusations de l’État concernent les « abus » du système des avances. Le soi-disant manque de sérieux et les erreurs des architectes lors des expertises sont des leitmotivs exploités à tour de rôle par les représentants du Commissariat Général à la Reconstruction et des entrepreneurs pour légitimer les retards des chantiers et les litiges subséquents.16

Les opposants politiques aux méthodes dirigistes de l’État n’hésitent pas à accuser les architectes de ne pas faire leur part : « Op laang Sieht get op jidde fall net geschafft; d’Architekten hu bis elo nach keng Directiven erausgin fir de Bauprogramm 46. Wann d’Architekten och am allgemengen hirt bescht din, fir ze hëllefen, da get et dach awer ënner hinnen och schwarz Schof; eso’ gehe’ert z.B. en Architekt, dé nemmen al 14 Dég an sei Secteur kucke kennt — an dobei nach voll ass — net an d’Reconstructio’n, mé an de Prisong. »17

Autre facteur d’incompréhension récurrent : la réparation des immeubles avant leur reconstruction. Ici encore, les architectes sont pris en tenaille entre les intérêts des sinistrés – voulant passer tout de suite à la reconstruction – et les méandres de la procédure étatique privilégiant d’abord une remise en l’état provisoire. Une source de frustration exploitée avec délectation par un journaliste du Wort. Il critique l’« inélasticité » et la « lourdeur » de l’appareil de Reconstruction, régi par des responsables socialistes : « Überall ist Schlendrian Trumpf, verliert man seine Zeit in der Hochsaison des zweiten Rekonstruktionsjahres mit Reparaturen. Und da, wo einmal im Ernst daran gedacht wird, aufzubauen, entstehen Differenzen zwischen Unternehmer und Rekonstruktionskommissariat, behindern urbanistische Planungen die Durchführung des Prioritätsprogrammes, fehlen die Baugenehmigung oder die Handwerker usw. »18

À noter qu’en été 1946, aucune base légale n’existe encore pour la Reconstruction (la loi sur les dommages de guerre ne sera votée qu’en 1950) et que les architectes attendent toujours la conclusion d’un contrat collectif, régissant clairement leur engagement au sein de l’appareil d’État. Les négociations entre l’Ordre des Architectes et le Commissariat Général en vue de conclure un tel contrat ont été épineuses. Initiées en janvier 1946, elles vont rapidement s’enliser autour de la question des frais de route et provoquer le congédiement collectif des architectes en avril 1946, entraînant des prises de bec de part et d’autre dans la presse. Dans une séance de l’Assemblée constituante en juin 1946, Joseph Schroeder explique cette lacune par une simple technicité : « Der von den Architekten eingereichte Code d’honneur beziehe sich lediglich auf deren private Klienten. Im Wiederaufbau jedoch müsse der Architekt sich vor allem als ein Organ der staatlichen Exekutive betrachten, das über Staatsgelder mitzuverfügen habe, dessen müssten sich die Architekten vor allem bewusst sein. »19

Au vu du rôle capital des architectes dans la Reconstruction, un accord sera finalement trouvé en août 1946 et la législation finira par définir les modalités de leur assermentation en bonne et due forme devant un Tribunal d’Arrondissement : « Je jure de remplir mes fonctions avec intégrité, exactitude et impartialité, et de faire mes expertises en mon honneur et conscience, ainsi Dieu me soit en aide ! »20

Quant aux amendes et peines d’emprisonnement frappant ceux qui se seraient rendus coupables d’abus, elles ont déjà été définies dans un arrêté grand-ducal du 13 août 1945. On y lit que « les mêmes peines seront appliquées aux architectes, surveillants, entrepreneurs et artisans qui dans la direction, surveillance ou exécution des travaux ou fournitures de matériaux de reconstruction auront sciemment contribué à se faire verser ou à faire verser aux sinistrés des sommes supérieures aux travaux ou aux marchandises fournies ou aux dommages subis notamment par la délivrance de certificats de complaisance, ou par la signature ou l´établissement de factures incomplètes ou inexactes. »21

Des affaires de fraude impliqueront certains acteurs de la Reconstruction, tant parmi les entrepreneurs et les fonctionnaires municipaux que parmi des sinistrés. L’accusation de fraude et de mauvaise conduite plane sur certains architectes. En décembre 1945, un architecte de Luxembourg-Ville est congédié par le Commissariat Général à la Reconstruction pour « faux en matière de dommages de guerre. »22 En mai 1947, une longue et pénible enquête de la police et du service des fraudes du ministère des Dommages de guerre, impliquant divers témoins, conclut qu’un architecte de Luxembourg-Ville a indûment déclaré des travaux de menuiserie (revêtements de calorifères et cache-radiateur) comme « dommages de guerre ». Le concerné est déféré au Parquet et suspendu de son poste d’architecte à la Reconstruction.23 Ces cas isolés scandalisent bien sûr l’opinion publique, toujours en proie aux ragots et aux articles incendiaires, dont certains discréditent des professions toutes entières.

Comment les architectes se défendent-ils contre ce genre d’accusations ? Parmi les nombreuses mises au point publiques de l’Ordre des Architectes publiées dans la presse, citons un article du Wort paru le 18 juin 1946, qui nous semble bien refléter la perspective des architectes. Voici les arguments qu’ils avancent par rapport à la question des abus et des honoraires excessifs : « Wohl möge eine verschwindend kleine Zahl von Berufskollegen sich gegen die Allgemeinheit verfehlt haben, aber dann sei es Sache der Behörde hier einzugreifen; der Ordre des Architectes werde bestimmt jene nicht in Schutz nehmen. Falsch sei es jedoch für solche Fehler den ganzen Stand verantwortlich zu machen und vor der Öffentlichkeit zu diskreditieren. »24

Quant aux retards, ils seraient dus à une multitude de facteurs, dont les problèmes d’approvisionnement, les matières premières défaillantes et de mauvaise qualité, l’absence d’une production en série de certains éléments de base (portes, fenêtres, etc.), le problème des factures impayées, les retards d’exécution de la part des entrepreneurs et la prévalence, juste après la Bataille des Ardennes, de chantiers bien plus urgents que l’achèvement d’expertises administratives. À ceux accusant les architectes de dresser des plans d’urbanisation irréalistes et chronophages au lieu de se concentrer sur l’essentiel, l’on rétorque que ces plans correspondent aux souhaits du Commissariat Général et que personne ne peut prédire leur éventuelle mise en pratique.

Dernier point d’intérêt soulevé dans l’article, la question de la « fiabilité politique » des architectes engagés au sein de la Reconstruction. Sujet omniprésent dans les débats de l’après-guerre, l’Épuration touche toutes les professions et toutes les couches sociales. Dans ce contexte, les architectes affirment supporter entièrement les enquêtes administratives et souhaiter l’exclusion de ceux parmi eux qui se seraient compromis avec l’ennemi durant l’occupation nazie.25 À noter qu’en effet, sept architectes seront sanctionnés par la 11e commission d’enquête, allant du simple blâme à l’exclusion définitive des soumissions, travaux et fournitures.26

L’appareil dirigiste de la Reconstruction étatique a tablé très tôt sur l’expertise des architectes pour accélérer le redressement du pays. Il va de soi qu’au vu de l’ampleur des destructions et des difficultés structurelles frappant le Luxembourg après l’Offensive des Ardennes, la tâche a été rude et la coopération harmonieuse entre les divers acteurs a tardé à se concrétiser. Contraints à l’improvisation faute de moyens matériels, tiraillés entre un nombre écrasant de chantiers, bombardés de requêtes de sinistrés impatients, puis inondés d’instructions officielles amplifiant les corvées bureaucratiques, exposés aux rumeurs et à la désinformation, visés par des débats publics houleux, la position des architectes n’a certes pas été enviable. Boucs-émissaires bienvenus car assumant leur mission pour le compte de l’État, les architectes ont souvent été associés aux lenteurs des procédures officielles exaspérantes et au prétendu gaspillage de ressources et d’argent.

Mais aurait-il pu en être autrement ? La situation telle qu’elle se présente en février 1945 a été tellement inédite et cauchemardesque qu’une Reconstruction sans entraves a tout simplement été illusoire. Face à l’énormité des problèmes, il n’y a pas eu de solution miracle ni de scénario clé en main, mais un long processus d’improvisation et de réorganisation fait de tâtonnements et de revirements.

Quoi qu’il en soit, il semble que le pire est passé pour les architectes de la Reconstruction après la conclusion de leur contrat collectif en août 1946. Celui-ci a permis de déblayer le terrain. Désormais, les domaines de compétences et les devoirs des architectes dans le rouage de la Reconstruction sont clairs, les procédures établies, la communication améliorée. Vu les progrès accomplis en 1945-1946, les esprits se calment. Les voix discordantes ont tendance à se taire, et ce au plus tard après l’éclatement du gouvernement d’Union nationale en mars 1947. Provoquant l’absorption du Commissariat Général à la Reconstruction (ressort du LSAP) par l’Office des Dommages de Guerre (ressort du Groupement patriotique et démocratique), il sonne le glas des ressentiments politiques sous-jacents, qui avaient envenimé les rapports antérieurs entre ces deux institutions, et permet de centraliser encore davantage les procédures. Il est, en tous cas, aberrant d’accuser les architectes d’avoir chômé : en 1948, 65 pour cent des habitations détruites ou endommagées ont été complètement reconstruites.27

Philippe Victor a fait ses études d’Histoire à l’Université de Paris IV. Dans le cadre de son mémoire de Master II il s’est intéressé aux initiatives d’endoctrinement et d’embrigadement de la jeunesse luxembourgeoise sous l’occupation nazie. Il travaille actuellement en tant que professeur au Lycée Classique de Diekirch et enseignant détaché au Musée National d’Histoire militaire.

L’article est une version abrégée d’un texte publié en 2021 dans Ons zerschloen Dierfer (premier volume). Il s’agit du catalogue sur l’exposition éponyme que le Musée national d’histoire militaire et le Musée d’Histoire[s] Diekirch avaient dédié à la Reconstruction du Luxembourg entre 1944 et 1960




1 E.M., Billet du Grand-Duché. « La reconstruction des régions dévastées », in : Le Soir (23.04.1947), p. 5.

2 « Rekonstruktion in Schlindermanderscheid », in : Luxemburger Wort (13.07.1946), p. 2.

3 Arrêté grand-ducal du 4 octobre 1944 portant création de l’Office de l’État des Dommages de Guerre, in : Mémorial 8 (16.10.1944), p. 65.

4 « Mitteilung an die Kriegsgeschädigten », in : Luxemburger Wort (22.02.1945), p. 2.

5 Joseph Schroeder, La Reconstruction au Grand-Duché de Luxembourg, Paris : Rapport édité à l’occasion du Congrès technique international, 1946, p. 1-2.

6 Arrêté grand-ducal du 23 février 1945 portant création du poste de commissaire général pour la reconstruction, in : Mémorial 8 (27.05.1945), p. 66 e.s.

7 Paul Dostert, « Die Wiederaufbaupolitik Luxemburgs nach dem Zweiten Weltkrieg », in : Stadtzerstörung und Wiederaufbau, Bd. 2, éd. Martin Körner, Bern : Haupt, 2000, p. 327–346.

8 Schroeder, La Reconstruction, p. 5.

9 Arrêté grand-ducal du 30 avril 1945, concernant l’interdiction de nouvelles constructions, de transformations et de réparations d’immeubles, ainsi que le recensement, la réquisition et la distribution des matériaux de construction, in : Mémorial 24 (19.05.1945), p. 263-264.

10 Schroeder, La Reconstruction, p. 4.

11 Ordres des Architectes et des Ingénieurs-Conseils, Chronologie, URL : https://www.oai.lu/fr/37/accueil/oai/chronologie/ (consulté le 03/08/2021).

12 Paul Dostert, « La Reconstruction au Luxembourg 1945-1955 : un problème fondamental de l’après-guerre », in : Revue Culturelle et Pédagogique, Differdange 29 (2011), p. 539-556.

13 Marius Remackel, Die Assemblée consultative von 1945 : Luxemburgs Beratende Kammer in der unmittelbaren Nachkriegszeit, Luxembourg : Travail de candidature (Histoire); Ministère de l’Éducation nationale, 2016, p.76. Voir également : Député Joseph Artois, in : Compte-rendu de l’Assemblée Consultative (24.05.1945), p. 242.

14 « Kammerbericht, Sprachrohr des sinistrierten Öslings », in: Luxemburger Wort (13.07.1945).

15 Archives communales d’Ettelbruck (AC Ettelbruck), Dossier « Circulaires /Architectes ».

16 Voir également: Delegation der Vereinigung der Luxemburger Unternehmer, in: Obermosel Zeitung (06/02/1946), p. 2.

17 Auteur paraphrasant le député Vic Abens. Reconstructio’n, in : D’UNIO’N. Quotidien de la Résistance luxembourgeoise (16.05.1946), p. 1.

18 M[arcel] F[ischbach], « Über Wohntrümmer wächst das Gras, » in: Luxemburger Wort (11.07.1946), p. 6.

19 « Kammerbericht », in : Escher Tageblatt, (18.06.1946), p. 4.

20 Arrêté du 19 juillet 1946 concernant la prestation du serment des employés-experts et taxateurs des Commissariats généraux aux Dommages de guerre et à la Reconstruction, ainsi que des architectes, in : Mémorial 37 (05.08.1946), p. 589.

21 Arrêté grand-ducal du 13 août 1945 sur les faux et la conduite antipatriotique en matière de dommages de guerre, in : Mémorial 42 (24.08.1945), p. 471.

22 Linster, Classeur OAL, correspondance de
J. Schroeder à Victor Engels (14.12.1945).

23 Linster, Classeur OAL, Ministère de la Reconstruction, Service des fraudes, rapport n°49636 (23.06.1947).

24 Kammerbericht, in : Luxemburger Wort (18/06/1946), p. 5.

25 Ebd., p. 5. « Abschließend verlangen die Architekten: a) daß sowohl diejenigen ihrer Berufskollegen, die sich unfähig erwiesen haben als auch diejenigen, die sich durch Vernachlässigung ihrer Pflichten kompromettiert haben vom Wiederaufbau ausgeschlossen werden; in schwerwiegenden Fällen soll ihnen die Ermächtigung zur Ausübung ihres Berufes entzogen werden; b) daß keine politisch unzuverlässigen Architekten im Wiederaufbau geduldet werden. »

26 Archives Nationales du Luxembourg, EPU-02-302, Commission d’enquête - décisions prises concernant les dossiers analysés, 1946-1947.

27 Jean Jaans, « D’Rekonstruktioun nom Krich », Vol. VII, in: De Cliärrwer Kanton 2 (1997), p. 21

Philippe Victor
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