Débat sécuritaire

Brebis galeuses

d'Lëtzebuerger Land du 18.04.2002

Le coup d'envoi du procès concernant les quatorze personnes inculpées pour vols et cambriolages, trafic de drogue, recel, falsification de documents et association de malfaiteur a été donné lundi, après que les juges et le parquet eurent déposé des caisses entières de dossiers sur le bureau dans la salle du tribunal. L'affaire est tellement complexe, les liens et les personnages entremêlés à tel point, que les commissaires chargés de l'enquête et appelés comme témoins ont dû s'appuyer sur leurs notes écrites lors des dépositions. 

Les enquêteurs ont confirmé à la barre une centaine de cambriolages toujours selon le même mode d'emploi : coup de masse ou de hache dans une vitrine de bijouterie, de magasin de confection ou de portables, moisson de marchandises et fuite dans une voiture volée. Le point commun est leur pays d'origine : l'ex-Yougoslavie. 

La justice luxembourgeoise a connu d'autres affaires similaires, impliquant parfois les mêmes filières. Des réseaux de cambrioleurs opérant au-delà des frontières, des gangs bien organisés ayant des ramifications en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Italie et en Yougoslavie. Bon nombre d'entre eux sont des demandeurs d'asile. 

De l'eau apportée au moulin des farouches opposants à l'accueil et à l'intégration des réfugiés ? De ces honnêtes gens hantés par des visions de tunnels souterrains dans les forêts de l'Ösling, grouillant de criminels attendant le coucher de soleil pour s'adonner à leur besogne ? Il est vrai que les préjugés ont tendance à être bien vite confirmés par ces affaires, attisant de nouvelles rumeurs et alimentant le débat sécuritaire au Grand-Duché. 

L'année dernière, une autre affaire a été jugée concernant une bande de cambrioleurs spécialisés dans les maisons privées. Ils opéraient aussi toujours de la même façon : ils perforaient les cadres de portes et de fenêtres pour les ouvrir à l'aide d'un fil de fer. Ils n'avaient pas froid aux yeux : la plupart du temps, les occupants dormaient tranquillement à l'étage tandis qu'ils se faisaient voler leurs objets de valeur ou la voiture stationnée au garage. La composition des équipes changeait de temps en temps, selon la disponibilité des membres du réseau. Après plusieurs arrestations, il n'y a plus eu de cambriolages de ce genre. 

Les membres de l'équipe accusés dans le procès en cours ont par contre réorienté leurs activités au fil des saisons. Certains continuaient à dérober les bijouteries, tandis que d'autres se sont recyclés dans le trafic de drogue par exemple et tissaient de nouvelles toiles. 

Les bandes sont de plus en plus professionnalisées, les réseaux de plus en plus denses et complexes. « Depuis plusieurs années, nous sommes confrontés à ce genre de phénomène. Les personnes d'une équipe viennent souvent de la même ville d'ex-Yougoslavie et se retrouvent ici pour effectuer leurs coups, » confirme Serge Wagner, substitut du procureur au parquet de Luxembourg. En revanche, beaucoup d'entre eux ont déjà fait carrière dans la criminalité dans leur pays d'origine et peuvent développer leur savoir-faire dans les pays de cocagne que sont le Luxembourg ou l'Allemagne. « Viele Dinge sind zu holen in Luxemburg und in Deutschland » - un exemple simple mais significatif de retranscription d'écoutes téléphoniques opérées par les polices luxembourgeoise et allemande.

« Il est difficile de déterminer quel est le pourcentage de réfugiés impliqués dans ces activités. On ne peut pas généraliser, beaucoup de demandeurs d'asile au Luxembourg ne se font jamais remarquer, » précise Serge Wagner. Ceux-ci sont les premières victimes de leurs compatriotes peu scrupuleux. Un exemple : dans une affaire passée en audience l'année dernière, des malfaiteurs s'étaient procuré de fausses pièces d'identité et se faisaient passer pour des Albanais du Kosovo afin d'obtenir le statut de réfugié en Europe. En réalité, ils étaient des Albanais serbes. D'autres ont fait de fausses déclarations en vue d'obtenir une allocation de l'État à laquelle ils n'ont pas droit. 

L'utilisation de faux papiers est d'ailleurs monnaie courante, les passeports slovènes semblent être très en vogue. Surtout que l'on peut s'en procurer en ville, place Wallis, selon un aveu obtenu dans le cadre de l'affaire précédant celle actuellement en cours. Les malfaiteurs s'étaient spécialisés dans le cambriolage de magasins de confection, de tabac, de téléphones portables, d'autoradios et de parfumeries, s'intéressant surtout aux vêtements de marques. Les vols n'ayant pas diminué après la première vague d'arrestations, la police a continué d'enquêter pour découvrir la suite. « Il y a sans doute d'autres faits et d'autres réseaux de malfaiteurs liés à ces histoires dont nous n'avons pas encore de précisions. Les forces de l'ordre ont toujours des difficultés à obtenir des aveux. Même si les preuves sont là, que les malfaiteurs sont confrontés à leurs empreintes digitales ou à des tests DNA, ils continuent à nier les faits. Il est difficile de déterminer s'il s'agit réellement d'une association de malfaiteurs parce qu'il est rare que l'on puisse obtenir plus de noms ou de détails concernant ces réseaux, » constate le substitut du procureur. 

Par contre, il ne s'agit pas d'organisations mafieuses, comme le précise Serge Wagner :  « même s'ils évoluent, que les réseaux sont mieux structurés et plus professionnels, leurs activités ne sont pas liées à la violence. Les forces de l'ordre confisquent très peu d'armes et les cambrioleurs n'en ont généralement pas sur eux lorsqu'ils sont en action. » Une circonstance atténuante peut-être.

Mais la question est posée de savoir quels sont les réseaux d'écoulement de la marchandise, s'il y a des commanditaires agissant dans l'ombre. Surtout que certains d'entre eux se sont reconvertis dans le trafic de drogue, ce qui implique des contacts d'une tout autre dimension. Les enquêtes piétinent. « Il est difficile de savoir si les cambrioleurs agissent pour leur propre compte ou s'il y a d'autres filières derrière, admet Serge Wagner, il est pratiquement impossible d'obtenir des aveux, les prévenus nient même le fait qu'ils forment une association de malfaiteurs. Tout comme il est difficile de savoir s'ils restent muets parce qu'ils sont menacés ou s'ils veulent juste se protéger face à la justice. »

Les forces de l'ordre retrouvent rarement la marchandise volée. Il n'est pas possible non plus de retracer la destination du butin, de savoir s'il est vendu à des copains, s'il est les envoyé en Yougoslavie ou s'il est bradé au marché noir. Parfois, une partie des gains est envoyée à la famille en Yougoslavie. 

Face à l'internationalisation de ces réseaux en évolution permanente, les autorités judiciaires des différents pays sont obligées de coordonner leurs efforts. Pour l'affaire en cours, les forces de l'ordre ont collaboré activement avec la police allemande qui a par exemple introduit une personne de confiance dans le réseau des cambrioleurs - « ils ont d'autres moyens que nous, » a constaté à la barre le commissaire en charge de l'affaire Marcel Bormann. 

Comme il s'agit de demandeurs d'asile, le jugement de l'affaire sera ensuite transmis au ministère de la Justice en charge de prendre la décision d'expulsion lorsque la peine sera exécutée. « Le parquet ne tient pas compte de leur statut. Sa requête est fondée sur les infractions qui leur sont reprochées. Aux juges de décider si le fait qu'ils soient défavorisés est une circonstance atténuante, » précise Serge Wagner. 

Certains inculpés expliquent leurs actes par le fait qu'ils n'ont pas obtenu d'autorisation de travail, ce qui les a amenés à basculer dans la délinquance. Reste à savoir s'ils étaient ou voulaient être conscients du dommage causé à leurs compatriotes éclaboussés par ces affaires. La tâche des associations de défense des réfugiés est d'autant plus difficile que l'exemple de ces brebis galeuses est néfaste pour l'image de tous les demandeurs d'asile.

 

anne heniqui
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