Les organisations patronales avaient surestimé le Premier ministre et sous-estimé les syndicats. Elles sont sorties sonnées des deux Sozialronnen

« Then so be it »

« Triste », « frustré », « en colère » :  Michel Reckinger  avec René Winkin  en amont de  la deuxième Sozialronn,  le 14 juille
Photo: Gilles Kayser
d'Lëtzebuerger Land du 01.08.2025

L’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL) avait placé ses espoirs en Luc Frieden ; elle a été amèrement déçue. Du coup, son président boude. « Ce pays n’est plus réformable », affirme Michel Reckinger, vendredi dernier dans le Wort. « Die Regierung kippt nach einem Tag um. Wir verstehen die Welt nicht mehr ». « Cela ne s’est pas passé comme nous l’imaginions », répète-t-il le même jour à la matinale de RTL-Radio. Les négociations auraient été « bloquées » par les syndicats ; « on peut presque dire : pris en otage ». Sorti amoché des deux premiers Sozialronnen des 9 et 14 juillet, le patronat cherche l’appui de l’opinion publique. Michel Reckinger dit vouloir « rouvrir le débat » en amont du troisième round, prévu le 3 septembre.

Face au Land, le patron des patrons fait un bref debrief et un début d’auto-critique : « On a perdu le match de la communication ». Reckinger estime que ce serait au gouvernement de « prendre sa responsabilité » : « Ils ont été élus pour gouverner ce pays, ce qui n’est pas mon cas. Ils n’ont pas forcément besoin de notre accord. » Et d’ajouter : « Then so be it. Nächst Thema. » L’UEL cherche la porte de sortie ; elle est tentée par le refus. Le Premier ministre a toujours insisté : Ses réunions à trois ne seraient pas des Tripartites avec un grand t. Si la nuance paraît sémantique, elle lui aménage une marge de manœuvre politique. Luc Frieden pourrait se dispenser d’un accord formel, tout comme de la cérémonie de signature avec photo officielle qui l’accompagne. Quoiqu’inouï, un éventuel « niet » patronal resterait ainsi relativement discret. Ce qui devrait arranger les CEOs de la place financière et frustrer les petits patrons de l’artisanat.

Le patronat a laissé les syndicats occuper le devant de la scène ces derniers mois, confiant que Luc Frieden allait imposer les réformes promises dans l’accord de coalition. Les rares interventions de Michel Reckinger se sont révélées désastreuses. À commencer par son très contre-productif appel à « ne pas aller à la manifestation », lancé depuis la matinale de RTL-Radio. Michel Reckinger ne regrette rien, au contraire : « Dans toute ma carrière, je n’ai encore jamais reçu autant d’approbation », assure-t-il. N’est-ce pas la preuve qu’il évolue dans une bulle ? « Mais je les représente aussi ! » Il continue à se considérer comme le « porte-parole de la majorité silencieuse ».

Face aux professionnels syndicaux (la good cop Back et le bad cop Dury), l’UEL fait figure d’amateur. Son président a une entreprise de 330 salariés à gérer en parallèle. Interrogé sur ce cumul, Reckinger assure que « c’est faisable, sinon je ne le ferais pas ». Le chef de la délégation patronale paraissait pourtant mal préparé au théâtre tripartite. Quant à son lieutenant, Marc Wagener, il présente un profil très technocratique. À la première Sozialronn, il a tenté de persuader les ministres et syndicalistes par un exposé macroéconomique, présentant la flexibilisation du droit du travail comme un « levier de croissance ». L’argumentaire n’a pas vraiment convaincu.

Pour Luc Frieden, les deux Sozialronnen ont constitué une humiliation politique. Il est resté bouche bée lorsqu’en ouverture du deuxième round, Patrick Dury a lâché une violente tirade le visant lui et sa « blague » antisyndicale. D’entrée de jeu, le Premier ministre se retrouvait ainsi sur la défensive. En 2020, alors qu’il présidait la Chambre de commerce, il avait estimé que « chaque ministre d’État peut mener une Tripartite » ; sous-entendant : même Xavier Bettel.  Cinq ans plus tard, c’est Luc Frieden, en ministre d’État dépassé, qui se retrouve sous la tutelle de son Vice-Premier ministre, Xavier Bettel.

Tétanisé par la manifestation de force de l’Union des syndicats, le gouvernement a abandonné des pans entiers de son agenda libéral. Les accords d’entreprise avec les délégués « neutres » ? La revendication – quasi-centenaire – du patronat est vite passée à la trappe. Une condition sine qua non des syndicats. L’extension du travail dominical ? Elle sera réglée via accord interprofessionnel, sauf pour les « petites » entreprises. Les syndicats en fixent la limite à quinze, le patronat à 49 salariés, mais ce ne seraient finalement là que « des peanuts », a lâché Michel Reckinger sur RTL-Radio. L’essentiel serait ailleurs : La réforme des retraites. Elle a été réduite au minimum. Selon la dernière proposition gouvernementale, la durée de cotisation ne sera allongée que de huit mois, tandis que le taux de cotisation augmentera de 0,5 point de pourcent. Le duo Frieden-Bettel adopte une approche étroitement électoraliste. La pérennité du système des pensions sera le problème du prochain gouvernement.

Le patronat a rapidement cédé sur la hausse des taux de cotisation, annoncée en amont par Frieden et Bettel (après avoir été présentée des mois durant comme « la toute dernière option »). Peut-être parce que la hausse de 0,5 pour cent lui semblait encore relativement modique : L’OCDE avait préconisé une augmentation d’un pour cent pour les assurés et les entreprises. Ironie de l’Histoire : Luc Frieden, le néolibéral, remet en question jusqu’aux dispositifs-clefs de la réforme de 2012 portée par Mars Di Bartolomeo, le socialiste. Celle-ci avait introduit un mécanisme freinant l’ajustement et l’allocation de fin d’année, dès que les dépenses dépassaient les cotisations et les réserves commençaient à s’épuiser. Ce n’est que dans un second temps que les taux de cotisation devaient être revus à la hausse. Cette suite a été inversée sous la pression, très véhémente, de la CGFP. Face à la puissante confédération, le gouvernement a préféré hisser le drapeau blanc. Il veut agir du côté des recettes et promet de ne pas toucher aux dépenses. Un no-go pour le patronat qui continue à plaider pour une décélération de l’ajustement et de l’allocation, de manière sélective : « Komm mir staffelen dat sozial », proposait Michel Reckinger sur RTL-Radio.

Dans une manœuvre désespérée et sans trop y croire, l’UEL part donc à la contre-offensive. La proposition gouvernementale résumée par Rtl.lu (et dont les éléments ont été confirmés par le Land et Reporter) reprendrait « le pitch syndical », prétend Reckinger. « Séance tenante », il aurait déclaré que la Sozialronn n’était pas un Rentendësch. Politiquement isolée, l’UEL cherche à conclure une alliance avec « les jeunes », dont les vues « très intelligentes et responsables » auraient pu éclairer les discussions tripartites au ministère d’État. (En cela, Reckinger est aligné sur la ministre de la Sécurité sociale, Martine Deprez, qui avait promis impliquer « la jeune génération ».)

La démission de Nicolas Buck en automne 2020 avait pris au dépourvu l’UEL. Michel Reckinger était alors un des huit présidents des fédérations et chambres qui composent cet organe centralisateur de la politique patronale. « Ech hunn net haart genuch ‘nee’ gesot », dit-il aujourd’hui. Il y a également un élément filial : En tant que président de la Chambre des métiers, Paul Reckinger, le père de Michel, avait été un des trois fondateurs de l’UEL en 2020. Les présidents changent, les permanents restent. Ils ont souvent passé la quasi-intégralité de leur carrière professionnelle au sein des organisations patronales, que ce soit Romain Schmit (FdA), René Winkin (Fedil), Marc Wagener (UEL), Tom Wirion (Chambre des métiers) ou Carlo Thelen (Chambre de commerce).

En 2021, Michel Reckinger se décrivait sur Radio 100,7 comme « un fanatique de la justice et de la solidarité », tout en fustigeant « une idéologie de la vieille lutte entre le capital et le travail » : « Cela date d’il y a cent ans, on n’en a plus besoin ». PDG d’une entreprise familiale et ingénieur de formation, il endosse une posture paternaliste ; parlant fréquemment de « mes délégués [du personnel] ». Ses prédécesseurs avaient établi des canaux de communication avec les syndicats ; même l’iconoclaste Nicolas Buck ayant fini par se rabibocher avec eux (et même avec Dan Kersch) sous le choc de la pandémie. Reckinger affiche, lui, son mépris des syndicats, qualifiant l’OGBL de « populiste de gauche » sur RTL-Radio et la rapprochant de la France insoumise. Michel Reckinger vire rapidement dans le registre des émotions. Il se dit ainsi « triste », « frustré » et « en colère » par le déroulement des deux Sozialronnen. Que les syndicats ne veuillent accepter des analyses qui, à ses yeux, sont évidentes, voilà ce qui désespère Reckinger.

Les syndicats tentent d’exploiter cette sensibilité. Le président du LCGB est un maître de la provocation. Lors de la manifestation du 28 juin, Il a qualifié les représentants patronaux de « marins d’eau douce », pour les opposer à leurs prédécesseurs, « des vrais CEO et personnalités comme Faber, Kinsch et Wurth ». Reckinger a particulièrement mal pris les attaques de Dury le désignant comme « le chauffage-sanitaire d’Esch, qui est à la tête de l’UEL » : « Ils ont attaqué mon entreprise », s’indigne-t-il. « Mais venant de leur part, c’est accepté. Alors que si ça vient de nous, c’est malveillant ». Or, la parole entrepreneuriale s’est, elle aussi, décomplexée. Exaltés par la nomination de Luc Frieden, les fonctionnaires patronaux et leurs présidents ont pris les syndicats de haut : Ceux-ci souffriraient d’un « problème massif de légitimation » (Christian Reuter, D’Handwierk), mèneraient « une lutte pour survivre » (Michel Reckinger, Radio 100,7) et auraient « des difficultés à mobiliser » (René Winkin, RTL-Radio). Ils ont manifestement sous-estimé leur adversaire. En remettant en cause la légitimité des syndicats, ils ont franchi une ligne rouge.

Dans une carte blanche dans le magazine de la Fedil (paru le 21 juillet), le notable patronal Michel Wurth livre un petit mode d’emploi pour le dialogue social. La première des « règles de conduite » : « Accepter la représentativité des corps intermédiaires ». Suivi par : « Se respecter réciproquement autour de la table et dans l’espace public ». Des injonctions qui semblent s’adresser autant aux organisations syndicales que patronales. Michel Wurth appelle aussi à « ne pas nier les évidences » : « Les paramètres qui influencent notre avenir sont en rupture ». Et de citer le « célèbre Conte [sic] de Lampedusa » (en fait le prince de Lampedusa) : « Il faut que tout change pour que rien ne change ».

Les notables patronaux semblent tous avoir redécouvert l’auteur sicilien décédé en 1957. Carlo Thelen, le cite dans le Journal (16 juillet) : « Comme l’écrivait Lampedusa dans Le Guépard, ‘il faut que tout change pour que rien ne change’ ». Le député Laurent Mosar (CSV) l’évoque dans le Wort (19 juillet) : « […] der Prinz von Salina [kommt] vor dem Hintergrund der politischen Umwälzungen des Risorgimento zum Schluss, dass Veränderungen akzeptiert werden müssen, um den Status quo aufrechtzuerhalten. » Selon l’Enciclopedia Treccani, le « gattopardismo » désigne l’adaptation de la classe dirigeante à une nouvelle tendance politique, sociale ou économique « pour pouvoir conserver son pouvoir et les privilèges de sa propre classe ».

La situation actuelle donne une impression de déjà-vu. Elle rappelle l’enthousiasme puis la déception que la première coalition LSAP-DP-Déi Gréng avait fait naître dans les milieux entrepreneuriaux. Conçu par Étienne Schneider, le Spëtzekandidat le plus business friendly jamais désigné par le LSAP, le nouveau bloc libéral semblait initialement exaucer les prières patronales. Des dirigeants de la place financière (et membres du DP) comme Alain Kinsch, Norbert Becker et Kik Schneider corédigeaient les chapitres « Fiscalité » et « Place financière » de l’accord de coalition. L’ancien directeur de la Chambre de commerce, Pierre Gramegna, promettait une « révolution copernicienne » au ministère des Finances et ficelait son premier paquet d’austérité. Mais la cuisante défaite au référendum de juin 2015 mettra un terme aux ardeurs réformatrices. Le Land tirait le bilan en 2018 : « Statt endlich zum von manchem erhofften neoliberalen Durchmarsch anzusetzen, versuchte die Koalition panisch, sich bis zu den Wahlen die Sympathien der Wähler zurückzukaufen ». Les milieux libéraux avaient pensé que le problème était Jean-Claude Juncker. Ils se rendaient compte que celui-ci n’était qu’une incarnation parmi d’autres du grand consensus social-chrétien, social-démocrate ou social-libéral, que la rente offshore permet (encore) de financer au Luxembourg.

La manifestation syndicale de juin 2025 constitue une césure politique comparable à celle de juin 2015. L’UEL voyait dans l’accord de coalition « une lueur d’espoir ». La Fédération des artisans se réjouissait de la fin de la « heterogene Dreierkoalition ». Il y a quelques mois encore, elle faisait le panégyrique de Georges Mischo (CSV). « Un ministre du Travail qui s’intéresse vraiment au travail » qui se ferait des « eigenständige Gedanken », notamment en remettant en cause le monopole syndical pour les négociations collectives. « Que cela ait été son intention ou non », Mischo aurait ouvert « une fenêtre d’opportunité ». Elle vient de se refermer.

Bernard Thomas
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