Pouvoir réglementaire

Risque d'anomie

d'Lëtzebuerger Land du 29.10.1998

Bien que le ministre de la Justice Luc Frieden s'efforçât, en mars de cette année, de minimiser la portée réelle du premier arrêt rendu par la Cour constitutionnelle, le pourvoir réglementaire actuel au Luxembourg court le danger de perdre toute base légale : l'application des lois, organisée par règlements ministériels, risque d'être paralysée.

Les juges de la plus haute juridiction avaient conclu, dans un cas précis, qu'une loi ne peut prévoir ses modalités d'exécution par un simple règlement ministériel. L'article 36 de la Constitution, dont les juges soulignent le caractère non-équivoque, s'opposerait « à ce qu'une loi attribue l'exécution de ses propres dispositions à une autorité autre que le Grand-Duc ». C'est donc la délégation du pouvoir réglementaire à un ministre qui est incriminée par les juges qui affirment le principe du caractère exclusif du Grand-Duc pour prendre les mesures d'exécution de la loi. Visés seraient non seulement les règlements ministériels, mais aussi les arrêtés ministériels et les règlements du gouvernement en conseil.

Le cas précis qu'ont eu à analyser les juges est celui d'un particulier qui fut exclu définitivement de l'examen de brevet de maîtrise d'opticien suite à une décision du commissariat du gouvernement. Il avait introduit une requête en réformation sinon en annulation de cette décision devant le Tribunal administratif. Son exclusion se basait sur l'article 5 de la loi modifiée du 13 juillet 1935 portant réglementation des conditions d'obtention du titre et du brevet de maîtrise dans l'exercice des métiers dont l'alinéa 1er stipule que « le programme et la procédure des examens seront fixés par un règlement ministériel ». Or, selon les juges, le ministre n'avait pas autorité pour fixer le programme et la procédure de cet examen, étant donné que le texte qui lui confère cette compétence est inconstitutionnel.

Le ministre de la Justice Luc Frieden s'était empressé, après le prononcé de l'arrêt, de parler de « décision isolée, ne se rapportant qu'à un seul cas très précis » et a refusé l'idée que la décision de la Cour constitutionnelle pourrait être considérée comme générale, c'est-à-dire s'appliquer à tous les règlements ministériels. Façon de refouler, consciemment, le casse-tête que représente la décision des juges pour le gouvernement. Car si, d'un jour à l'autre, tous les règlements ministériels étaient déclarés non-conformes à la Constitution et par là non applicables, le Luxembourg risquerait l'anomie.

Actuellement, la Cour constitutionnelle est saisie de trois questions préjudicielles ayant toutes pour objet la constitutionnalité d'un règlement ministériel. Il s'agit du règlement ministériel qui détermine les conditions d'utilisation, de contrôle et de vérification es éthylomètres utilisés par la Police et la Gendarmerie pour déterminer le taux d'alcool par l'analyse de l'air expiré. Si les juges suivent la même logique qui les a guidés lors de leur premier arrêt, l'éthylomètre ne pourrait plus être produit comme preuve devant les tribunaux. D'ailleurs, le Code de la route est truffé de règlements ministériels d'applications diverses et serait une véritable « bombe à retardement » étant donné qu'une majorité des textes seraient attaquables au point de vue de leur conformité à la Constitution.

Mais ce risque d'anomie ne se limite pas au seul Code de la route. Dans la Pasicrisie luxembourgeoise N° 1/1998, le président du Tribunal administratif, Georges Ravarani, met en garde devant une multitude de recours devant la Cour constitutionnelle : « La tentation existe désormais pour un candidat ayant échoué à un examen, de contester le résultat de l'examen en excipant l'inconstitutionnalité des critères d'admission fixés par voie de réglementation ministérielle » et de citer une ribambelle d'autres domaines qui sont régies par des décisions émanant arbitrairement d'un ou de ministres. 131 règlements et arrêtés ministériels ou règlements du gouvernement en conseil ont été publiés au Mémorial en 1997. L'enseignement national (programmes scolaires, organisation, des examens), les matières économiques et financières (fixation des périodes de soldes), l'agriculture (aides agricoles), les transports, la santé publique ou encore les denrées alimentaires sont les domaines les plus concernés.

Bien que la Cour constitutionnelle n'ait effectivement pas déclaré les règlements ministériels généralement comme inconstitutionnels, mais s'est limité au seul cas lui soumis, Luc Frieden a tort de parler d'un « cas isolé ».

Tout d'abord, la formulation de l'arrêt de la Cour peut se calquer sans problème sur tout autre litige. Ce qui amène Georges Ravarani à constater qu'« on peut donc être amené à conclure qu'au-delà de la question de l'espèce, (...) l'arrêt du 6 mars 1998 a condamné dans sa généralité le système de la délégation de pouvoirs par le législateur à un ministre. »

Ensuite, l'organisation de la Cour constitutionnelle prévoit qu'une juridiction peut être dispensée de saisir la Cour constitutionnelle si celle-ci « a déjà statué sur une question ayant le même objet ». L'interprétation donnée par les juges d'une autre juridiction sera ainsi déterminante pour savoir si l'arrêt de la Cour constitutionnelle du 6 mars a une portée qui va au-delà du litige sur lequel a été décidé. L'interprétation du ministère de la Justice ressemble dès lors davantage à un voeu pieux qu'à une réelle conviction. La séparation des pouvoirs et l'indépendance des juges font en sorte que le ministère doit suivre, sans pouvoir intervenir, leur décision.

 

L'état de droit doit respecter ses formes

 

La portée de la décision de la Cour constitutionnelle est d'autant plus grande qu'elle implique aussi la question de la responsabilité civile. Tout un chacun, et ce sont en premier lieu les administrations qui sont concernées, doit refuser d'appliquer une mesure s'il estime cette mesure inconstitutionnelle. Sa responsabilité sera engagée dès lors que l'application de la mesure, même si elle sera déclarée inapplicable qu'ultérieurement, causera un dommage. « Les gouvernants, peuvent-ils dès lors attendre jusqu'à ce que les question de constitutionnalité ou de légalité des mesures prises par les ministre se posent devant le juge, à un moment où, le cas échéant, le mal est déjà fait ? » s'interroge à cet effet Georges Ravarani.

Le pouvoir public est ainsi appelé à trouver rapidement une solution, et l'apparente passivité du ministère de la Justice en la matière peut dès lors surprendre. Une première solution envisagée était de valider toutes les mesures ministérielles et gouvernementales par règlements grand-ducaux Une mesure qui se heurte au principe de la non-rétroactivité de la loi en ce qui concerne les applications des textes antérieures à leur validation. La réadaptation individuelle de tous les textes, autre solution suggérée, constituerait un processus sans fin. Procéder par une loi qui entérinerait les seuls actes frappés de nullité car se basant sur des textes inconstitutionnels est une issue actuellement étudiée.

Un autre problème épineux est l'effet futur des textes incriminés. Prévoir une loi qui validerait en bloc les textes inconstitutionnels pose le désavantage de la rigidité de la loi. La rapidité et la souplesse lors d'abrogations ou de modifications, les raisons d'être du règlement ministériel, ne seraient plus ; en cas de révision, il faudrait impérativement passer par une autre loi et respecter le processus législatif.

« Il semble (...) que le procédé du règlement ministériel ne puisse être durablement sauvé que par une modification de la Constitution », conclut Georges Ravarani dans son analyse, mettant l'accent sur l'urgence qu'il y a de régler le problème. Il reviendrait donc au Parlement de trouver une solution finale, le gouvernement devant élaborer une solution intermédiaire pour éviter la paralysie.

La Cour constitutionnelle vient ainsi de mettre fin à une pratique dénoncée comme abusive, celle de prévoir l'application de lois par des décisions ministérielles qui se passent de tout contrôle. La Cour constitutionnelle a même critiqué le législateur, le Parlement, dans la mesure où ce dernier aurait délégué son pouvoir au mépris de l'article 36 de la Constitution. L'absence de contrôle des textes ainsi émis, apparentés à des décisions ministérielles arbitraires, semble être une des raisons sous-jacentes qui ont amené les juges a trancher le litige de la sorte. Comme le remarque Georges Ravarani, l'État de droit se doit de respecter ses formes sous peine de se remettre lui-même en question.

marc gerges
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