Rhinocéros

Joyeusement féroce

d'Lëtzebuerger Land du 25.03.2016

S’il est un pachyderme célèbre dans le bestiaire de la littérature française, c’est bien le Rhinocéros, pièce emblématique écrite par Eugène Ionesco en 1959, pamphlet dramatico-surréaliste dénonçant les dérives du totalitarisme et de l’effet de masse au surlendemain de la Seconde Guerre Mondiale. Le Théâtre National du Luxembourg en offre actuellement une version pour le moins originale, barrée et marrante, en coproduction avec le Staatstheater Mainz et le Ruhrfestspiele Recklinghausen.

L’histoire du Rhinocéros commence toujours d’une façon plutôt banale : une petit ville de province, théâtre d’une querelle sans fin entre Bérenger, dont le poil dans la main s’accorde en taille à son goût pour la boisson, et « Monsieur » Jean, petit notable coincé et moralisateur essayant sans cesse de ramener son vieil ami dans le droit chemin sans jamais y parvenir... Alors que l’un de leurs déchirements arrive à son paroxysme, un rhinocéros passe. De cette absurdité anagéographique naît une opposition entre ébahissement des uns et incrédulité des autres, antagonisme dont découle la peur de l’autre puis la psychose collective qui gagne même les plus sceptiques, la transformation de toute la ville en rhinocéros, métaphore animale de l’adhésion de masse au nazisme, stalinisme ou tout autre régime autoritaire à moustache, le salut, les applaudissements, rideau. Mais c’est dès son départ, dès cette rixe initiale que la pièce mise en scène par Frank Hoffmann va apposer sa patte qui va la démarquer des adaptations précédentes.

En effet, les premières minutes donnent le ton : un dialogue comique entre Bérenger et Jean sur lequel viennent se greffer petit à petit le reste des personnages, le tout éparpillé dans l’assistance, sur un ton léger et multilingue. Chacun parle tour à tour dans sa propre langue – luxembourgeois, français, allemand ou flamand – semblant vouloir et pouvoir interagir avec l’autre sans vraiment le comprendre et c’est alors que le maelstrom linguistique devient presque difficile à suivre que débarque la fameuse bête, écrasant l’animal de compagnie d’une pauvre ménagère. Si l’on s’attend à ce moment à un assombrissement du ton, il n’en est rien : l’humeur reste burlesque, voire grivoise – on retiendra un « elle s’est fait écraser sa chatte » pas franchement nécessaire – et le restera tout au long de la pièce, notamment grâce au rôle de Daisy, ingénue et sulfureuse secrétaire flamande qui ne cessera d’amuser par son intonation et ses poses plus que suggestives... Si ce parti pris de la comédie peine clairement à laisser transpirer le sujet grave sous-jacent de l’œuvre de Ionesco, le jeu audacieux et explosif des acteurs, en particulier du trio Wolfram Koch/ Samuel Finzi/Jacqeline Macaulay, garde le public en haleine jusqu’à la dernière minute et réussit à divertir sur un sujet grave grâce à une légèreté toute bienvenue pour un public dominical.

Il serait tout de même difficile de résumer la coproduction du TNL à la gaudriole, car non seulement elle n’abandonne aucunement la problématique initiale de la montée des fascismes et des hystéries collectives, mais elle pose également des interrogations sociétales on ne peut plus contemporaines, locales comme internationales. Ainsi, lorsque Madame Bœuf, la patronne du bar, s’exclame « pouvons-nous admettre que nos chats soient écrasés sous nos yeux par des rhinocéros à une corne, ou à deux cornes, qu’ils soient asiatiques ou qu’ils soient africains ? », il est difficile de ne pas transposer cette situation à la crise des migrations actuelles et à la peur de l’inconnu qui semble gagner toujours plus la population des pays d’accueil. De même, ce multilinguisme a priori assumé et encouragé mais qui peut parfois mener à l’incompréhension, aux rumeurs et au doute n’est-il pas présent au quotidien au sein du Grand-Duché ?

Ce Rhinocéros résout donc au final une équation complémentaire : divertir les uns, questionner les autres et impressionner le tout grâce à une jolie mise en scène mais aussi et surtout grâce à un casting aussi talentueux que polyglotte.

Rhinocéros d’Eugène Ionesco, mis en scène par Frank Hoffmann, assisté de Tom Dockal ; décor : Christoph Rasche ; costumes : Jasna Bosnjak ; musique : René Nuss ; dramaturgie : Andreas Wagner ; lumière : Zeljko Sestak ; avec : Marc Baum, Luc Feit, Samuel Finzi, Steve Karier, Wolfram Koch, Jacqueline Macaulay, Christiane Rausch et Brigitte Urhausen, au Théâtre national ; prochaines représentations le 22 et 23 avril à 20 heures ; www.tnl.lu.
Fabien Rodrigues
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