Autrement / Anders (2)

La Philharmonie garde le cap

d'Lëtzebuerger Land du 24.07.2020

L’Orchestre Philharmonique de Luxembourg (OPL) monte sur scène. Les planches craquent au rythme des pas de la troupe. Les consignes de distanciation sont respectées et même si aucune vitrine en plexiglas n’a été installée, les différentes sections sont suffisamment espacées. Chaque parcelle est soigneusement occupée et certains musiciens ont quasiment le dos collé aux murs. Et puis, un silence de cathédrale se fait. En ce jeudi 9 juillet, on joue à domicile, à guichet fermé dans le Grand Auditorium de l’institution. L’audience guète l’arrivée du chef d’Orchestre Gustavo Gimeno par la fameuse porte dérobée. C’est à ce moment là qu’une porte mi-fermée se rouvre dans un fracas pour accueillir deux spectateurs retardataires arrivés in extremis. Les malheureux se faufilent jusqu’au quatrième rang sous les regards réprobateurs du public et sous l’indifférence de l’Orchestre, trop concentré. Parmi ces spectateurs de dernière minute, l’auteur de ces lignes manquant cruellement de professionnalisme.

Gustavo Gimeno fait son entrée, réussie celle-ci. Il se démasque seulement lorsqu’il arrive près de son pupitre pour saluer les quelques 271 personnes présentes. Pour rappel, la capacité d’accueil de l’endroit avoisine les 1 500, mais, contexte actuel oblige, une nouvelle disposition a dû être réfléchie. Le concert est limpide. Du Schubert et du Beethoven, une vraie représentation qui s’est fait désirer des mois durant. Entre une partition qui se glisse hors du pupitre d’un musicien et une fausse note d’un cuivre lointain, on retrouve bien là les conditions d’un live qui ne mentent pas. Ces petites imperfections qui donnent toute sa saveur à un concert, aussi classique soit-il. À la fin de l’envoi et lorsque les artistes rangent leurs instruments, on se mouche et on tousse. Tout ce qu’on se retenait de faire en somme, pour ne pas se faire remarquer, pour ne pas apeurer ou déranger nos voisins.

En ce jeudi 9 juillet, bloqué à la sortie du parking des Trois-Glands – par les immanquables automobilistes qui veulent s’affranchir de l’obligation de payer – on pense à la chance qu’on a eu d’assister à cette représentation. La Philharmonie fait partie de ces institutions qui ont su s’adapter en temps réel, en proposant des concerts d’ampleur, dans les limites de la loi, et des initiatives digitales durant le confinement. Sans aucun doute les plus abouties du pays. On pense d’abord aux « Phil Live doheem », des sessions pré-enregistrées qui ont permis à de respectables musiciens locaux comme Greg Lamy, Bartleby Delicate ou encore le trio Reis Demuth-Wiltgen de se représenter sur une scène, certes dans une salle sans public, et de toucher un cachet. Mais qui ont aussi permis aux techniciens et collaborateurs de la Philharmonie de retravailler ne serait-ce que le temps d’une soirée. On repense aussi aux sessions « OPL at home », des vidéos montées de morceaux jouées à distance par des musiciens de l’OPL ou encore aux vidéos « Kids’ Phil » destinées au plus jeune public, avec ateliers de bricolage, imitation d’animaux et sketchs avec marionnette. On pense enfin aux séances de yoga diffusées sur les réseaux sociaux de l’honorable maison, car après tout, pourquoi pas ?

Depuis 2013, Stephan Gehmacher est à la barre de ce beau navire qu’est la Philharmonie. Quand on lui demande si la traversée des derniers mois n’a pas été trop mouvementée, il souffle. « Ce n’était pas facile du tout. Généralement, les mois de mars et avril sont des périodes avec beaucoup d’activité. La Philharmonie est une maison de concerts et nous avons dû convertir cette maison pour permettre le télétravail. Les artistes de l’OPL ont dû arrêter de jouer ensemble tout à coup, ce qui leur a manqué. Mais je pense que tout le monde retrouve son chemin petit à petit ». L’entretien téléphonique sera coupé à deux reprises, des problèmes de réseau, signe annonciateur, pourrait-on penser, d’un nouvel orage à venir en cette période d’accalmie. « Les problèmes de ces derniers mois étaient surtout administratifs. On a dû annuler des évènements, rembourser des billets, c’est facile à résoudre. Le plus dur est devant nous ». Si les conditions le permettent, les salles pourront un jour accueillir à nouveau plus de personnes mais encore faudra-t-il remplir les salles. « La moyenne d’âge du public classique de la Philharmonie est entre 60 et 65 ans. Je comprends qu’on puisse avoir peur de venir. C’est aussi à nous de donner confiance ».

Fin mai et contre vents et marées, la Philharmonie a tenu à présenter la programmation de la saison 2020/2021. On y a découvert une sélection classique alléchante mais aussi des concerts uniques de John Scofield, Gregory Porter, Chilly Gonzales ou encore Chick Corea. Mais qu’en est-il du public ? Une partie de la réponse a été donnée par le ministère fin mai : possibilité de rouvrir les salles à condition de respecter des consignes de sécurité strictes. La mise en place express d’un « concept sanitaire » a déjà permis la programmation surprise des sessions « Back to live », sold out en un rien de temps. La billetterie pour les premiers concerts post-confinement s’ouvrira début septembre et pour le moment, le secteur est dans un flou total.

S’il y’a bien une chose sur laquelle la totalité des acteurs culturels a réussi à se mettre d’accord ces derniers temps, c’est l’évident constat que les évènements en ligne ne remplaceront jamais le spectacle vivant. C’est d’ailleurs le seul point clair de la lettre ouverte à la ministre de la Culture publiée en avril dernier et co-signée par Stephan Gehmacher. Même si, comme le concède ce dernier, la Philharmonie n’a pas vocation à devenir un service de streaming, l’institution ne démérite pas et les équipes n’ont pas à rougir des audiences de leurs initiatives sur la toile. Mais c’est une exception. Quand on regarde le nombre de vues des concerts à domicile et autres projets privés puis soutenus par le ministère, on se pince. Quelques centaines, quelques milliers pour les grands noms, toutes proportions gardées, de la musique luxembourgeoise. Des chiffres dramatiquement bas à l’heure d’internet. Le salut viendra donc des planches.

Parmi les artistes autochtones qui ont toutefois su tirer leur épingle du jeu on retrouve Francesco Tristano, le talentueux pianiste et compositeur. Celui qui est suivi par 46 000 personnes sur Facebook, soit 17 000 de plus que la Philharmonie de Luxembourg, a partagé sur sa page une série intitulée Bach from the bunker en hommage à son compositeur fétiche. Francesco Tristano a justement été appelé pour clore cette saison 2019/2020, toujours dans le Grand Auditorium.

Jeudi 16 juillet, à deux heures de la représentation, les backstages de l’établissement sont quasi déserts. Serge Schonckert, chargé de concert nous accueille et nous guide à travers les couloirs. Sur un écran vissé au mur on découvre en temps réel des images de l’artiste qui effectue ses derniers essais. Il nous rejoint, nous salue chaudement et nous invite dans sa loge pour un débriefing. Il revient de Barcelone où il a joué face à quelques dizaines de spectateurs masqués. Le concert de la Philharmonie marque donc son vrai retour sur scène après des mois d’absence. C’est que Francesco Tristano voyageait alors comme une brute. « Je suis allé en Asie quatre fois l’an dernier dont trois fois pour une seule date. J’ai évidemment pris conscience de mon empreinte carbone désastreuse. Les choses vont forcément être différentes maintenant. » Le Covid-19 et ses conséquences l’ont privé d’un grand nombre de dates, « entre 35 et 40 ».

Même s’il n’a que très peu composé ces derniers temps, il prépare doucement un nouvel album à paraitre chez Sony dans lequel il sera forcément question du lock-down. Il évoque des questions politiques, des non-dits, des témoignages d’amis musiciens d’ici et d’ailleurs et des anecdotes assez dingues liés à sa vocation et à sa carrière. Le Covid-19 a définitivement changé la donne. Le dialogue est passionnant mais déjà, le devoir l’appelle et il a hâte d’y répondre. La pression des planches lui manque. Il admet même avoir pris des douches froides pour ressentir un ersatz d’émotion scénique. Il jouera encore à quelques reprises cet été, notamment en Italie et en Suisse, en attendant la suite. « L’Homo sapiens a toujours su s’adapter. Nous avons vécu des situations bien pires. Nous réussirons à nous adapter ».

Le Foyer, endroit habituellement accueillant où on papote un verre à la main, n’est plus qu’un terminal servant de transfert entre les parkings et la salle de concert. On est toujours aussi sonné par la bizarrerie de la situation. Nos voisins de rang sont à quatre sièges de distance et on se salue par un petit signe de tête. Francesco Tristano arrive et rend hommage au courage de l’institution. Il évoque justement Baudelaire qui disait que « le beau est toujours bizarre ». Durant la première partie, Jean-Sebastien Bach est célébré via sa Suite Anglaise n°6, « qui n’a rien d’anglais » s’amuse le pianiste. Il enchaine avec Electric Mirror et Eastern Market, des compositions plus électroniques qui font la joie des spectateurs. Les applaudissements sont nourris mais le public décide de faire l’économie d’une standing ovation, à regret, comme si cette dernière constituait une pratique à risque.

Traditionnellement, la fin de saison de la Philharmonie est marquée par une End-of-Season Party devenue incontournable. Le concert de Francesco Tristano arrive donc à point nommé. Dans l’incertitude, on se réconforte en se disant que les équipes du navire culturel de Kirchberg ont sans doute d’autres cartes à jouer. En attendant, ils gardent le cap.

Plus d’informations : www.philharmonie.lu

Kévin Kroczek
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