D’Land : Professeur Mantin, pour l’Europe, d’un point de vue économique, la crise du Covid-19 s’est matérialisée avec des ruptures sur la chaîne d’approvisionnement ?
Benny Mantin : Tout a commencé en Chine. La propagation du virus a créé des problèmes substantiels sur la supply chain. Les entreprises ont cessé de produire pendant plusieurs semaines et elles reprennent la production seulement ces jours-ci. Durant la première phase de propagation du virus, nous avons connu des ruptures de stock en bout de chaîne.
Dans quels domaines particulièrement ?
Dans l’industrie manufacturière, les secteurs les plus sophistiqués où des assemblages sont nécessaires, comme les pièces détachées de l’automobile ou l’électronique. On a mis du temps paradoxalement a sentir les ruptures de stocks, seulement là, à la mi-mars. Maintenant, le problème réside davantage dans l’effondrement de la demande.
Pourquoi un tel délai pour se rendre compte des ruptures ?
Parce qu’il y avait tout d’abord les vacances autour du nouvel an chinois et des inventaires de fin d’année. Puis l’acheminement des biens prend un certain temps entre l’Asie et l’Europe ou les États-Unis. Enfin, beaucoup de ces usines opèrent loin dans la chaîne d’approvisionnement. Pour les infrastructures plus proches du consommateur ,comme l’usine d’assemblage final des produits Apple, on s’en rend compte rapidement. Mais pour ce qui touche aux composants, cela prend un certain temps.
La crise tiendrait donc davantage à un biais psychologique, puisque le consommateur n’était pas en situation réelle de manque…
Disons que si le virus était resté en Chine, la crise serait en voie de résolution. Mais comme il a circulé à travers le globe et qu’on se confine ailleurs dans le monde, alors le problème est exporté et devient plus grave encore. Selon un effet domino, la crise dépasse le domaine de l’approvisionnement et implique une limitation généralisée des déplacements. Les principales industries sont à l’arrêt. Certaines vont tenir quelques semaines, mais il semble que cela durera plus que quelques semaines.
Pourquoi ?
Maintenant que les produits arrivent de Chine, c’est de l’autre côté de l’équation que se situe le problème : la demande n’est pas là. Dans ce contexte, les gens ne vont pas sortir 700 euros de leur poche pour acheter un nouveau téléphone portable, mais vont attendre que la situation financière soit plus claire. Il s’agit de l’effet coup de fouet (bullwhip effect). Les conséquences des événements s’amplifient le long de la chaîne d’approvisionnement. Plus on s’approche du consommateur, plus l’événement intervenu en amont pose problème puis cela revient dans l’autre sens. Le vendeur ne sait pas combien d’unités commander. Mais les chaînes d’approvisionnement urgentes sont en bon état. Les gouvernements font en sorte que les producteurs de biens de première nécessité dans ces circonstances honorent la demande. Les entreprises qui produisent des biens liés à des besoins secondaires vont connaître un profond trou noir.
Qu’en est-il des compagnies aériennes, un secteur dont vous êtes aussi expert ?
Les compagnies aériennes souffrent davantage que celles opérant dans d’autres secteurs. Certaines d’entre elles vont tomber. Cela a déjà été le cas pour Flybe, mais elle connaissait déjà des problèmes et le coronavirus a été le dernier clou du cercueil. Comme des compagnies risquent de disparaître, leur capacité de chargement belly sera récupérée par les autres acteurs.
Des conséquences pour Cargolux ?
Cargolux pourrait profiter de la situation à moyen terme. Les sociétés restantes prendront en charge la capacité des opérateurs qui arrêtent de voler.
Est-ce que cette crise modifiera sur le long terme la chaîne d’approvisionnement ?
Il y aura probablement une plus forte demande de transparence. Mais c’est très dur pour les sociétés de savoir ce qui se passe loin dans la chaîne d’approvisionnement. Elles savent qui sont les fournisseurs directs, mais elles connaissent rarement les fournisseurs de deuxième niveau, troisième niveau, etc. Avec la crise chinoise, on a vu que des sociétés ne savaient pas si elles allaient être affectées et où elles allaient l’être.
À l’heure du big data, une société ne connaît pas ses fournisseurs…
On parle de deux approches extrêmes de la chaine d’approvisionnement. Dans l’une, on crée des profondes relations avec les fournisseurs. C’est le modèle Toyota, où le degré de confiance et de connaissance est si élevé que le fournisseur donne accès à ses propres fournisseurs aux degrés inférieurs. On a dans ce cas un fort niveau de visibilité sur la chaîne. Tout le monde doit être coordonné ici. Dans une acception opposée, le modèle d’open supply chain, on recherche simplement l’approvisionnement le moins cher.
On ne soucie pas d’où ça vient. On a dans ce cas un large réseau de fournisseurs à différents degrés et une visibilité très limitée.
Est-ce qu’on se déplace donc de la deuxième extrémité vers la première à la faveur de cette crise ?
Pas immédiatement. Le premier modèle n’est pas facile à mettre en oeuvre. Il faut s’assurer que ses fournisseurs sont d’accord, puis il leur faut convaincre leurs fournisseurs, etc. Il faut une confiance partagée. Pas seulement pour l’information. ‘Je ne connais le succès que si mon fournisseur en a’, et il faut descendre la chaîne ainsi. Quand cela marche c’est très bien, mais cela peut échouer.
D’accord pour la visibilité, mais pour ce qui concerne la géographie. Nous dirigeons nous vers un rapprochement physique de la production ?
Il revient aux consommateurs d’exercer cette demande. Idéalement, oui, nous devrions avoir des producteurs plus proches de la maison…
Oui parce que quand il n’est pas question de coronavirus, on cherche aussi à ralentir le réchauffement climatique…
C’est vrai. On retrouve des similitudes entre la crise actuelle et le réchauffement climatique. L’une d’entre elles est l’attente. ‘Je suis moins affecté, donc j’attends le plus tard possible’. Mais on se trouve dans des situations si dramatiques qu’on ne trouve plus de solution. La nature humaine est ainsi faite. Changer la chaîne d’approvisionnement ne se fait pas d’un jour à l’autre. Je pense qu’une fois que la crise sera finie, on en reviendra à la situation initiale. Changer la supply chain est trop lourd. Cela prend plusieurs années. Il faut transférer l’usine d’un pays à un autre. Payer un autre niveau de salaire, répondre d’un autre cadre légal. J’aurais espéré que cette crise devienne l’occasion pour les consommateurs, les producteurs et les différents maillons de la supply chain, de réfléchir à un système plus résilient et plus durable, mais je pense que rien de majeur n’en découlera.