Théâtre

Effrayante enfance

d'Lëtzebuerger Land vom 26.04.2019

Après Vader (père, créé en 2014) et Moeder (mère, 2016), on attendait avec beaucoup d’impatience la dernière partie de la trilogie que la compagnie belge Peeping Tom (Gabriela Carrizo et Franck Chartier) consacre à la famille. Kind (enfant) fêta sa première mondiale ce mardi au Grand Théâtre (coproducteur de la pièce, qui entame une grand tournée internationale), devant une salle comble et attentive – mais dont certains membres semblaient si déroutés en découvrant l’univers étrange et fascinant de la compagnie fondée en 2000 qu’ils quittèrent le spectacle.

Kind, son nom l’indique, est consacré au monde de l’enfance. Mais comme à son habitude, Peeping Tom en montre le côté obscur, les peurs et les angoisses. Cela se passe dans une forêt de résineux, obscure et inquiétante. Sur une clairière, des scientifiques en costume de protection blanc s’affairent sous un rocher suspendu ; arrive une petite fille en robe rouge, les cheveux noués en deux couettes, sur son petit vélo, chantonnant et curieuse. Sauf que la « petite fille » n’est autre que la fidèle Eurudike De Beul, mezzo-soprano quinquagénaire acclamée. Kind raconte son réveil à l’étrangeté du monde, et elle est absolument géniale dans le rôle de la gamine perdue entre la naïveté et la cruauté qui sont le propre de l’enfance. De Beul a un don extraordinaire à observer les enfants et n’hésite pas à se couvrir de morve, assise par terre, à tuer des êtres sans défense (comme le font les enfants avec les vers de terre), à aguicher le passant avec ses charmes.

Sans concession, Gabriela Carrizo et Franck Chartier nous font traverser en une heure et demie des scènes troublantes, qui parlent aux angoisses de chacun qui s’aventure en forêt : le garde-chasse complètement fou, les touristes flippés, le chevreuil décapité, des insectes en colonies. Une pousse de sapin se met à pleurer comme un bébé, une femme lui donne le sein. Une cowgirl élégante danse sur des airs de rock, la petite fille entonne du Wagner, la pleine lune illumine le tout ; un couple de promeneurs avec leur teckel en laisse se fait poursuivre par un tuyau argenté qui bouge comme un serpent… Entre théâtre et danse, Peeping Tom a développé un vocabulaire formel unique, où un cadavre peut autant danser sous les coups de feu des chasseurs qu’un couple qui s’embrasse. Les temporalités changent à l’extrême, les personnages bougent au ralenti ou en accéléré. Proches de l’esthétique d’un Christoph Marthaler, les Peeping Tom poussent l’humour absurde et cruel jusqu’au surréalisme, mettent à nu nos pires cauchemars et nos désirs inassouvis. Après avoir vu Kind, on n’ira plus dans la forêt (dérangeante) avec la même insouciance.

Footnote

josée hansen
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