Emile Reuter était un homme respecté de tous. Tacticien prudent, diplomate habile, il conduisit le navire gouvernemental à travers la tempête sans jamais perdre son calme. Imperturbable et impénétrable, il avançait à coup de promesses alignées l’une à l’autre, chèques en blanc sur un avenir incertain.
Il promit de remettre le statut futur du pays dans les mains du peuple et de faire s’abstenir la Grande-Duchesse de tout acte souverain, promit la nationalisation des chemins de fer et la journée de huit heures. Et rien ne changea, ou presque rien.1
La Souveraine continuait à signer, à recevoir et à se faire ovationner. Le traité des chemins de fer ne fut pas dénoncé, mais repris par la France. Les Allemands étaient toujours là, l’ambassadeur, le maréchal de la Cour, le directeur des Douanes, les chefs de service, les contre maîtres. La journée de huit heures était introduite, mais de façon provisoire et sous condition.
Le gouvernement Reuter devait assurer la transition, il ne fut ni un gouvernement de coalition ni un gouvernement d’union sacrée, mais un assemblage hétéroclite de prétendus hommes de confiance sans mandat et révocables à tout moment. Reuter manœuvrait, négociait, conciliait, en attendant que la tempête s’apaise.
Le parti socialiste fut le premier à perdre patience. « Le 25 novembre, selon le professeur Nic Welter,
le parti socialiste qui m’a envoyé dans ce gouvernement de coalition comme son homme de confiance, m’invita à une réunion pour y discuter quelques points de la politique gouvernementale. Après un échange de vues le parti décida d’accorder au gouvernement un délai de quinze jours pour obtenir que la Couronne renonçât en bonne et due forme à l’exercice de ses droits souverains et pour introduire la journée de huit heures dans toutes les exploitations de la grande industrie et dans l’industrie du transport. »2
Le comité exécutif du Parti de la droite se réunit le 29 novembre et adopta un manifeste qui fut affiché le lendemain sur les murs de la Ville de Luxembourg. Sans ne citer nommément ni les socialistes ni les libéraux, il accusait les partisans de la république de haute trahison : « Eine kleine Minderheit wurde vom bolschewistischen Geiste erfasst. Nach russisch-preußischem Muster will sie die Regierungsform ändern. Da gerade unsere Dynastie unsere Unabhängigkeit verkörpert, fordern die Feinde der letzteren die Beseitigung des Herrscherhauses. Das Luxemburger Volk versteht sich nicht auf Verrat. Seine Vorfahren haben ihm das Beispiel unentwegter Treue gegen seine Herrscher hinterlassen. Es wird diese Lehre befolgen und sich nicht zu der Treuelosigkeit hergeben, zu der Verräter mit Hilfe von Lügen und Verleumdungen es drängen möchten. »3
Le même jour, le mouvement des associations catholiques sonna le tocsin et appela sous le titre « Erhebt Euch wider den Landesverrat » à organiser des manifestations patriotiques jusque dans les plus petits villages.4 De préférence le dimanche à la sortie des vêpres. Le journal des « Volksvereine » invoqua la main de Dieu pour expliquer que le pays avait été épargné par la guerre. « Ein neues reiches Kapitel in der Nationalgeschichte der ‘Trösterin der Betrübten’ darf nun geschrieben werden. Luxemburger, seid dankbar. Seid vertrauensvoll. Auch aus den letzten Ängsten wird Maria ihr Muttergottes Ländchen, ihr Volk, dessen Freiheit, dessen Dynastie glücklich herausführen. »5
Le 5 décembre, le Conseil d’État remit son avis sur la double proposition d’organiser un référendum et de suspendre la Grande-Duchesse. Il estimait que le référendum n’était pas prévu par la constitution, qu’il ne pouvait pas porter sur la question de la monarchie ni sur la personne de la Grande-Duchesse et que le pouvoir législatif dépassait ses compétences en proposant de suspendre la Grande-Duchesse, une mesure qui reviendrait à suspendre le pouvoir exécutif en tant que tel. La Chambre aurait sans doute dû nommer un conseil de régence et amender préalablement la constitution.
Tout compromis était devenu impossible, les promesses de novembre étaient déclarées nulles et non avenues. Pour les partis de gauche, il restait le sentiment d’avoir été dupés, d’avoir perdu un mois à tergiverser pour être finalement déclarés traîtres à la patrie.
Le 10 décembre, le parti socialise décida de quitter le gouvernement. Le professeur Welter annonça sa démission à la Chambre, tira sa révérence après une dernière envolée lyrique : « Ich scheide von meinem Posten mit einem langen Rückblick auf eine reiche Ernte, die meine Kräfte und mein Herz zu rufen schien. Es ist mir kaum gestattet worden, aus all der Fülle eine erste Garbe zu binden. Aber ich scheide hohen Hauptes und ohne Bitterkeit. Ich habe einige Wochen erlebt, Wochen von besonderem Gewicht in dem Schicksal unseres Volkes und im Dasein eines Mannes. » Ensuite, il se tourna vers ses anciens amis : « Die Gegenwart ist wie Sie sehr wohl wissen, dem Internationalismus nicht günstig. Heute mehr als jemals muss jedermann ein Vaterland haben. » Il fut longuement applaudi par tous les « amis de la patrie ».6
Le lendemain, Auguste Collart et Léon Liesch, les hommes de confiance du parti populaire et du parti libéral, quittèrent à leur tour le gouvernement. Emile Reuter fut obligé de remettre la démission du gouvernement à la Grande-Duchesse. La Chambre pria le ministère défunt d’assurer la gestion des affaires courantes. Au lieu d’une suspension de la Grande-Duchesse, on avait abouti à une suspension du gouvernement. À la perte de légitimité intérieure vint s’ajouter le refus de tous les gouvernements de l’Entente (France, Belgique, Angleterre, Italie et États-Unis) d’envoyer un ambassadeur à Luxembourg.
Le président de ce gouvernement fantôme n’avait pourtant pas l’intention d’abandonner. Il prit et obtint un rendez-vous pour le 16 décembre chez le maréchal Foch qui lui procura un laisser-passer et les moyens de se rendre à Paris. Reuter pria Welter et Liesch, les anciens hommes de confiance des partis socialiste et libéral, de l’accompagner. C’était une façon de recréer l’illusion d’un gouvernement d’union nationale qui avait cessé d’exister.
Le même jour, le maréchal Foch reçut une lettre de trois militaires luxembourgeois, E. Eiffes, A. Marson et P. Lauth : « Les soussignés délégués viennent au nom des soldats, caporaux et sous-officiers de la Compagnie des Volontaires pour vous soumettre ce qui suit : Nous tous, nous souffrons depuis bien longtemps sous un dur régime militaire allemand. Car il est incontestable que nos chefs à quelques exceptions près sont enthousiastes de tout ce qui est allemand concernant le militaire. Défiant toute la population luxembourgeoise et au défi même de la presse qui s’insurgeait contre cette façon de faire, ils ont introduit le drill prussien qu’ils ont fait exécuter avec le dernier raffinement d’abrutissement, ils se sont obstinés à donner l’enseignement en commandements allemands alors que la langue française comme langue officielle est employée dans toutes les administrations. » Les militaires luxembourgeois dirent qu’ils ne pouvaient plus supporter d’être traités comme des esclaves et qu’ils avaient décidé de « déclarer la déchéance de leurs chefs ». Ils assurèrent le maréchal que leur mouvement n’avait rien de bolchévique.
Le chef d’escadron Bontemps répondit que « le Maréchal traite avec l’ennemi, l’Allemagne » et qu’il n’avait pas eu le temps de prendre connaissance de la requête des militaires mécontents. Ceux-ci interprétèrent cette fin de non-recevoir comme un feu vert et déclenchèrent les hostilités envers leurs chefs. Dans la nuit du 16 au 17 décembre, 42 soldats et sous-officiers représentant les différents grades et secteurs se réunirent en secret dans une salle de la caserne gardée par des soldats en armes. Après avoir discuté et amendé un texte présenté par le sergent-major Eiffes, ils prononcèrent le serment de ne rien révéler de leur conspiration nocturne et de rester unis tant qu’ils n’auraient pas obtenu justice.
Emile Eiffes était âgé de 34 ans, il avait rejoint la Compagnie des Volontaires à l’âge de 17 ans et avait atteint le grade de sergent-major, le grade le plus élevé pouvant être atteint par un soldat du rang. Il n’avait pas d’opinions politiques précises. Il avait fréquenté les réunions républicaines. Le Luxemburger Wort avait signalé des contacts entre René Stoll, le président du Conseil ouvrier et paysan, et des éléments de l’armée, mais croyait que ce rapprochement avait échoué.7
Eiffes était républicain de conviction et francophile par tradition familiale. Son grand-père, Michel Eiffes (1779-1845), originaire de Beaufort, avait été soldat de Napoléon. Appelé aux armes en l’an 8 de la République, il avait participé aux batailles de Wagram, de Leipzig, à la campagne d’Italie, avait combattu les Anglais, les Autrichiens et « ces maudits Tyroliens », s’illustrant bien malgré lui lors de l’exécution du héros populaire Andreas Hofer. Après quatorze années d’absence, il était retourné sain et sauf. « Dans mon cher Beaufort je fus reçu presque comme un être surnaturel descendu du ciel. »
Il dut d’abord se cacher, puis fut repris sous le régime néerlandais comme capitaine de l’éphémère milice bourgeoise avant d’être nommé secrétaire communal puis bourgmestre de Beaufort de 1830 à 1842. Il ouvrit un bistrot, eut neuf enfants, à qui il laissa son sabre, son casque de grenadier et un récit de ses aventures et exploits. Comme beaucoup des 6 000 survivants luxembourgeois, Michel Eiffes se consacra au culte du Grand Napoléon et de la « noble et brillante nation française ». Mais il eut chaque fois les larmes aux yeux lorsqu’il racontait les exploits et le calvaire d’Andreas Hofer.8
Michel Eiffes donna à l’un de ses fils les prénoms de Joseph et de Napoléon. Quatre des dix enfants de Joseph-Napoléon choisirent le métier des armes et s’engagèrent dans la Compagnie des Volontaires. Seul Emile Eiffes y resta. Il fut nommé chef des cours d’éducation physique et de l’école de natation installée sur les rives de l’Alzette à Stadtgrund.
La Compagnie des Volontaires avait ceci de particulier qu’elle n’eut jamais l’occasion de faire la guerre et que ses soldats se préparaient avant tout à devenir un jour gendarme, douanier, garde-forestier, gardien de prison ou postier. Leur vie quotidienne n’avait rien d’héroïque, elle se réduisait à la triste vie de caserne et à battre les pavés de leurs lourds souliers à clous.
À partir de l’hiver 1914-1915, on trouva Emile Eiffes comme instructeur des « Vorturner-Kurse » de la Fédération des gymnastes qu’Aloyse Kayser, jeune sous-chef de gare à Esch-sur-Alzette, avait créé en 1898. Cette activité sportive basée sur les exercices collectifs permettait aux jeunes des faubourgs d’échapper à l’étroitesse de leurs habitations sombres et insalubres. Pendant la guerre, les démonstrations de force musculaire et de discipline librement consentie prenaient l’apparence d’un défi aux troupes occupantes. Il n’y avait donc rien d’étonnant à retrouver Aloyse Kayser et Emile Eiffes à côté d’autres gymnastes dans l’aventure républicaine.9
Les six ou sept officiers de la Compagnie des Volontaires avaient de toutes autres ambitions. Lors des grandes occasions, comme la réception du Kaiser, ils avaient eu le droit de faire les honneurs aux côtés de la Grande-Duchesse. Ils piaffaient d’impatience dans l’espoir de pouvoir un jour accéder aux grades de général ou de colonel et de pouvoir aligner des bataillons sur les champs de bataille. Depuis qu’en 1905, de grandes grèves avaient secoué le Bassin minier lorrain, le gouvernement et l’état-major travaillaient à une réforme militaire avec 3 000 soldats et un service militaire obligatoire pour tous les jeunes du pays. Le dernier avatar de ce projet avait été soumis à une commission de la Chambre par le gouvernement Kauffman en juin 1918. Difficile de dire s’il s’agissait d’une réaction à la grève générale de juin 1917 ou à d’une demande de l’occupant en vue de l’annexion du Grand-Duché sous forme d’État fédéral allemand. Toujours est-il que ces projets refirent surface en décembre 1918 et faillirent aboutir dans les années qui suivirent.10
La différence des perspectives professionnelles fut à l’origine du clivage entre le corps des officiers et les hommes de troupe. Cette fissure s’aggrava pendant les quatre années d’occupation, où la petite armée luxembourgeoise dut faire face à de nombreuses missions de surveillance et de protection civile. La formation scolaire des soldats fut négligée et les conflits d’autorité se multiplièrent.
La conspiration nocturne du 16 décembre 1918 ne resta pas longtemps secrète. Dès le lendemain matin les officiers eurent vent de ce qui se tramait, mais les interrogatoires n’aboutirent pas et les conspirateurs eurent le temps de faire imprimer, diffuser et signer le catalogue de leurs revendications. Le 19 décembre à 15 heures, la pétition suivie de 193 signatures fut déposée à la Chambre des députés.11
À la caserne, ce fut immédiatement le branle-bas général. Dans l’après-midi, le major-commandant Heckmann adressa l’appel suivant à la troupe : « Unteroffiziere, Soldaten! Ein verblendeter, gewissensloser Unteroffizier hat seine Autorität missbraucht, Euch durch anscheinend harmlose Vorspiegelungen zu verblenden, Euch der Kriegs- und Manneszucht zu entfremden in einem Wahn, von dem nur er allein befallen ist. Mit dem Wort ‘Forderungen’ sucht er Euch zu locken auf den abschüssigen Weg, der zu Eurem Unglück führen würde. Forderungen stellt der Arbeiter dem Arbeitgeber, um seinen Kontrakt zu verbessern oder zu lösen. Ihr aber seid Soldaten! (…) Ich warne Euch alle. Bringt Euch nicht in Konflikt mit dem Militärstrafgesetzbuch und dem Disziplinar-Reglement. »
En s’adressant à la Chambre, les soldats n’avaient fait qu’utiliser un droit reconnu à tous les citoyens par la constitution. La pétition contenait des propositions générales s’inspirant très largement de ce qui était considéré comme allant de soi pour les ouvriers, les employés et les fonctionnaires : voies de recours contre les punitions abusives, libre choix du médecin, limitation des heures de service, renforcement de la formation scolaire, élection des officiers. Pourquoi les soldats devraient-ils rester des esclaves, pendant qu’un vent de liberté s’élevait partout dans le monde ? C’était le moment ou jamais d’agir.
Pendant le repas du soir, au réfectoire de la caserne, Eiffes fut convié à un entretien chez le commandant Heckmann. Au bureau de la Compagnie, il fut accueilli par un groupe d’officiers et de gendarmes, saisi par le bras et jeté dans une cellule. Sentant que tous ses efforts risquaient d’être perdus, Eiffes se démena, secoua les barreaux, cassa une vitre, appela au secours. Les volontaires accoururent, prirent un banc, enfoncèrent la porte et portèrent Eiffes sur leurs épaules à travers la caserne. Les officiers se retirèrent sans combattre et Eiffes fut prié de prendre, provisoirement, la tête de ce qui s’appellerait, à partir de maintenant, une École militaire. Vers 20 ou
21 heures, un détachement de soldats se rendit au siège du gouvernement pour fournir des explications sur ce qui venait de se passer.
Le gouvernement se composait de cinq ministres. Trois ministres étant partis à Paris, deux étaient restés à Luxembourg pour gouverner le pays. Ce fut au plus jeune, Auguste Collart, de diriger les opérations. Quand la délégation des soldats demanda à être reçue, Collart lui opposa un refus catégorique, vu l’heure tardive. Cela ne l’empêcha pas de se rendre à la caserne pour se concerter avec les officiers.
Dans son livre paru en 1959, Collart se rappela s’être adressé aux soldats en les traitant d’enfants gâtés : « Glaubt Ihr, das Beispiel der deutschen Soldaten befolgen zu dürfen? Sie haben vier Jahre lang im Dreck gekämpft und gelitten, sie haben gehungert und gedürstet, sie waren ständig in Lebensgefahr und schlecht gekleidet und schlecht gepflegt: Ihr aber seid verwöhnt worden. Ihr habt keinen Krieg geführt, hattet zu essen und zu trinken, Ihr wart gut gekleidet und gut versorgt. Schämt Euch, Revolution machen zu wollen, und kehrt schnell in Eure Kaserne zurück! »12
Le lendemain matin, 20 décembre, Collart envoya un ultimatum aux soldats : « Die Regierung fordert hiermit die Mitglieder des Freiwilligen-Korps auf, innerhalb einer Viertelstunde nach Überreichung dieses Schriftstückes sich bedingungslos zu unterwerfen und ohne Waffen in den Kasernenhof zu treten. An eine Prüfung der vorgebrachten Beschwerden wird unter keinen Umständen herangetreten werden, bis die Ordnung restlos hergestellt worden ist. Gegen die Rädelsführer werden die strengsten Maßnahmen getroffen. » Un quart d’heure plus tard, un délégué du ministre constata l’absence de réponse et transmit un second ultimatum annonçant aux soldats une intervention militaire française.
Les menaces du ministre eurent le résultat inverse de l’effet escompté. Les soldats déclarèrent à l’envoyé du ministre que l’École militaire ne capitulerait pas et qu’elle attendait de pied ferme l’arrivée des soldats français. « Sodann liess ich das Pulvermagazin erbrechen, dasselbe durch zwei Mann bewachen und die Mannschaften mit Munition versehen. »13 Le commandant de l’armée française se garda d’intervenir. Il consigna seulement ses propres soldats pour éviter toute contagion et envoya une patrouille pour s’assurer que l’ordre public était bien respecté.
Dans l’après-midi, la Chambre des députés se réunit et constitua une commission comprenant des représentants de tous les partis avec la double mission de rétablir l’ordre dans la caserne et d’examiner les plaintes des soldats, ce que Collart considéra comme un désaveu : « Am selben Nachmittag fiel mir die Kammer in den Arm und wählte eine Kommission um die Angelegenheit in Ordnung zu bringen. »14 Le soir, il fit une dernière tentative de restaurer l’ordre ancien. Il fit venir une quarantaine de gendarmes qu’il consigna dans la caserne de gendarmerie.15 Les gendarmes montrèrent tellement peu d’enthousiasme qu’il fallut les renvoyer dans leurs stations dans les jours suivants.
Les soldats étaient euphoriques. Ils avaient eu gain de cause, du moins provisoirement et en principe. Les passants venaient les voir pour saluer leur courage. Les télégrammes de félicitations arrivaient du pays entier. Tous les journaux sans exception célébraient leur calme détermination et reconnaissaient le bien-fondé de leur action. Le Luxemburger Wort leur établissait un certificat de bonne conduite : « Nach bürgerlichen Begriffen lag formell in diesem Vorgehen nichts Umstürzlerisches. » La Obermoselzeitung estima que les soldats avaient gagné : « Man scheint tatsächlich an einer definitiven Beurlaubung der Offiziere nicht vorbeizukommen, es müsste denn sein, dass man eine andere fast unmögliche Lösung ins Auge fasste, nämlich die Entlassung sämtlicher Mannschaften. Die Leute versehen ihren Dienst so gut als ob sie beweisen wollten, dass die alten Offiziere recht überflüssige Herren gewesen sind. » La Volkstribüne constata l’absence de toute violence de la part des soldats qui faisaient leur service dans la bonne humeur. « Nur die Offiziere sah man in Zivil ».
On n’entendait plus les ordres criés en allemand. Le « système prussien » avait vécu. « Die Leute wollen nicht mehr angeschnauzt werden mit ‘Rindvieh! Kamel!’ » Seule la Luxemburger Zeitung trouva des circonstances atténuantes aux officiers : « In ihrer Erziehung lag es, dass sie Manneszucht und soldatischen Gehorsam als die unerlässliche Voraussetzung für die öffentliche Ordnung sahen. » Pour le reste, le journal libéral ne put que confirmer : « In der Mannschaftskaserne herrscht tadellose Ordnung. Treppen und Gänge sind blitzblank gewaschen und von der Küche herauf steigt ein einladender Geruch. Die Soldaten sind äußerst freundlich und voll stolzer Zuversicht. In der ganzen Kaserne herrscht ein Ton hilfsbeflissener Kameradschaftlichkeit, die den Besucher angenehm berührt. »
Auguste Collart avait réussi à transformer un mécontentement professionnel en une affaire d’État. À force de menaces, il avait épuisé tous ses moyens d’action. Les soldats étaient soudés comme un bloc, renforcés par une vague de sympathie et de solidarité. Les premiers à suivre l’exemple des volontaires furent les gendarmes. Le 21 décembre, 80 gendarmes se réunirent à Luxembourg à l’appel de N. Feydt. Ils élurent une délégation de six personnes pour négocier avec la commission parlementaire sur la base d’un cahier de revendications comprenant, à côté des questions de rémunération, d’avancement et de logement, la journée de huit heures ainsi que le droit de réunion et de parole. La pétition fut signée par 150 gendarmes sur 170.16 Le même jour, se décida dans l’usine Arbed-Esch le sort de la journée de huit heures. Ne pouvant compter sur l’appui de la force armée, le patronat de la sidérurgie fut obligé de s’incliner.
La commission d’enquête parlementaire proposée par le socialiste Blum était présidée par l’ancien bourgmestre libéral de la Ville de Luxembourg, Léandre Lacroix, un homme d’ordre et d’autorité. Lacroix proposa d’abord plusieurs formes de compromis qui avaient tous pour conséquence de rétablir l’ordre de subordination et étaient unanimement rejetés par les soldats. Un membre de la musique militaire résuma le dilemme. Il faudrait ou bien licencier quatre officiers ou bien renvoyer 200 soldats. La première solution serait la plus simple, elle permettrait aux officiers de s’adonner à la chasse.
La commission se réunit le 23 décembre pour écouter le capitaine Franck et le sergent-major Eiffes. Ce dernier s’était fait accompagner par un détachement de soldats pour faire face à un guet-apens éventuel. La commission décida d’enregistrer les plaintes des uns et des autres. Pour les officiers, le travail était vite fait. Pour les volontaires, c’était plus difficile. Plus de 200 militaires étaient concernés. On demanda une liste de griefs précis avec les noms des témoins éventuels. Ce travail occupa les soldats restés à la caserne pendant les jours de Noël. Une liste avec les noms de soixante témoins fut remise à la commission, le 27 décembre.
Pour compléter leur dossier, les membres de la Compagnie appelèrent leurs prédécesseurs à venir témoigner. Lors d’une manifestation qui eut lieu à la caserne le 29 décembre, entre 800 et 900 anciens militaires vinrent au secours des soldats. C’était l’ensemble de la force armée et les cadres inférieurs de la fonction publique qui étaient maintenant impliqués. Au cours de la réunion, Eiffes prit la parole pour se plaindre de manœuvres dilatoires et de combines d’avocats apparues au sein de la commission. Le président de la commission n’apprécia pas du tout ces récriminations et décida de se démettre de son mandat, bloquant la poursuite des travaux.
La révolte s’installait ainsi dans la durée. Pour organiser leur formation scolaire, les soldats firent appel à des enseignants bénévoles. Pour financer les dépenses imprévues, ils ouvrirent une souscription. Sans l’avoir voulu, les soldats étaient en train d’inventer une armée nouvelle, une armée basée sur le respect de chacun et la solidarité, une armée de citoyens conscients de leurs droits et refusant toute obéissance aveugle, s’engageant au service du pays sur la base d’une discipline librement consentie.
Ailleurs, la révolution commença avec la révolte des soldats et des marins. Au Luxembourg, la révolution se fit dans la salle et déboucha dans la rue avant d’embraser le monde du travail et de l’industrie. La révolte des soldats fut l’ultime étape de deux mois de colère sociale. Les soldats volontaires du Grand-Duché n’avaient d’abord rien remarqué derrière les murs de la caserne. Ils n’avaient pas eu l’envie d’arracher les épaulettes à leurs officiers, ils n’avaient pas compris que le monde était en train de changer. Ils restaient les instruments dociles du pouvoir, obéissants et muets. Il leur fallut faire l’expérience du mépris en la personne d’un jeune politicien ambitieux et de la sympathie générale du public pour qu’ils comprennent enfin que la défaite du système prussien les concernait. C’est alors que la caserne devint école et que les soldats se mirent à parler, à penser et à protester. Ce fut une expérience unique, exemplaire, inoubliable.
En 1968, pour son 75e anniversaire, l’association des anciens militaires luxembourgeois demandera à Auguste Collart de leur raconter ce qui s’était passé en décembre 1918. Voici le résultat : « Im Dezember 1918 meuterte die Freiwilligenkompanie und unterstellte sich dem Befehl eines übergeschnappten Unteroffiziers. Sie proklamierte die Republik und ihre Mitglieder fühlten sich als die Herren des Landes. […] Endlich wurden sie von der Kommission, welche die Kammer mit der Lösung des Problems beauftragt hatte, nach Hause geschickt. Die unbeschreibliche Herzensgüte unseres damaligen Ministerpräsidenten Herrn Emile Reuter erlaubte den Ex-Freiwilligen, welche ein diesbezügliches Gesuch einreichten, in die Kaserne zurückzukehren. »