Entretien avec le géographe Antoine Paccoud (Liser) sur un pays bloqué par le propriétarisme et la détention dynastique du foncier

Foncièrement égoïstes

Antoine Paccoud
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 06.12.2019

Le chercheur en géographie sociale Antoine Paccoud est arrivé il y a quatre ans au Grand-Duché pour travailler au Luxembourg Institute of Socio-Economic Research (Liser). C’est la première fois que ce Franco-Luxembourgeois, né en 1984, vit de manière permanente au Luxembourg. Il aura passé son enfance entre Bruxelles, Strasbourg et Washington, suivant les nominations de sa mère, ambassadrice luxembourgeoise. Avant de « rentrer » au Luxembourg, Paccoud a vécu huit ans à Londres, étudiant puis travaillant à la London School of Economics. Ses recherches sont à l’intersection de la géographie, de l’économie et de la sociologie. Il a ainsi publié sur les grands travaux du baron Haussmann, dont il relève les efforts pour éviter que les plus-values créées par les investissements publics ne soient captées par les grands propriétaires parisiens. Il s’est également intéressé à la gentrification dans le Grand Londres, disséquant la gentrification « froide » passant, non pas par un propriétaire occupant, mais par un bailleur invisible et des locataires passagers. Depuis son arrivée au Luxembourg, ses recherches portent sur la concentration et l’accumulation du capital foncier.

d’Land : Vous êtes l’auteur de la « note n°23 » publiée en février par l’Observatoire de l’Habitat et qui avait mis en évidence le degré de concentration du potentiel foncier. Dans la capitale, écriviez-vous, onze familles et onze sociétés cumulent 63 pour cent des terrains, estimés à une valeur de 3,8 milliards d’euros. Avez-vous été surpris par les réactions à vos recherches ?

Antoine Paccoud : Le degré de concentration n’avait pas marqué les esprits au point où il m’avait marqué moi. Après quelques articles et réactions politiques, le business as usual a assez rapidement repris le dessus, et les questions de la concentration sont passées à l’arrière-plan. Personnellement, j’avais été choqué par les résultats. Ils montrent que l’enjeu n’est pas la disponibilité des terrains, mais leur mobilisation. Il ne s’agit donc pas d’un problème politique qui aurait des causes structurelles. Il s’agit d’une minorité au sein d’une minorité, qui contrôle la matière première et qui est en position de bloquer le développement résidentiel.

Vous venez de publier un article sur la détention du foncier dans la Ville de Dudelange, écrit dans le cadre d’un projet financé par le FNR. Avec l’aide de vingt étudiants, vous avez épluché toutes les transactions foncières et immobilières sur les dernières 70 années. Au bout de ce travail de bénédictin sur la base d’archives du Cadastre, vous concluez à une « détention dynastique » du foncier. Qu’entendez-vous par là ?

Ce concept de dynastie me taraude depuis le début de mon projet à Dudelange. La dynastie ne dénote pas seulement un très haut degré de concentration. Cette notion implique également des familles qui, dans leur contexte local, sont en position dominante. À cela s’ajoute une dimension historique qui est la capacité de garder les terrains sur le long cours, d’en assurer la gestion patrimoniale sur plusieurs générations. Le mot d’ordre, c’est ne pas vendre. Sauf si c’est absolument nécessaire. Il s’agit de garder le plus de foncier le plus longtemps possible. Parce que le foncier, c’est ce qui avait assuré, à un moment, la survie dans un contexte rural. Il y a une idéologie qui explique ce rattachement à la terre, cette gestion des terrains comme une partie essentielle de la famille. On revient à l’idée de dynastie : une dynastie est toujours ancrée dans un territoire.

Vous évoquez une structure de la détention foncière rigide, « fossilisée ». Cet atavisme est surprenant, surtout pour une commune comme Dudelange, très marquée par le paternalisme patronal de Mayrisch, puis par le socialisme municipal.

Ce décalage est vraiment frappant. On est sur une ville qui s’est réinventée à plusieurs reprises – de village agricole en ville industrielle puis en dortoir de la capitale –, mais dont la structure foncière est restée quasiment intacte. À Dudelange – et je pense que c’est vrai pour le reste du pays – une structure préindustrielle, rurale a dicté le développement de la sidérurgie, des services, du résidentiel. Même l’Arbed n’a pas eu un impact fondamental sur la structure du foncier. Ses usines et cités ouvrières, elle les a développées pour la plupart sur les terres d’un de ses actionnaires, le comte de Bertier. L’Arbed a été bloquée dans son développement à Dudelange. Elle n’a pas réussi à se développer de manière organique, en cercles concentriques, puisque la majeure partie du foncier est restée entre les mains des grandes familles paysannes. C’est l’Arbed qui s’est adaptée à la structure foncière du XIXe siècle, plutôt que l’inverse. Quand l’État a voulu acheter des terrains dans les années 1970 pour créer des zones industrielles à Dudelange, il a été confronté aux mêmes structures rurales.

Quand on parle des grands propriétaires fonciers d’aujourd’hui, on parle donc de descendants de familles paysannes ?

Les familles qui détiennent la majorité du foncier, on peut en retrouver des traces jusqu’au début du XXe siècle. Il s’agit soit d’agriculteurs qui avaient des grands domaines, soit d’industriels locaux. À travers les héritages, la masse des terrains a réussi à être conservée, voire à être augmentée dans certains cas grâce à des mariages.

Dudelange est une ville d’immigrés. Est-ce que des familles d’origine étrangère ont réussi à entrer dans ce jeu foncier ou celui-ci est-il resté un domaine exclusivement luxembourgeois ?

Un nombre significatif d’étrangers a réussi à acquérir de petits terrains pour y construire des maisons. Mais le volume total de ces petits lots reste insignifiant par rapport à l’ensemble des terrains détenus par les familles paysannes. Les vagues migratoires n’ont pas vraiment écorné leur contrôle sur le foncier et les différences d’échelle restent énormes. On peut accueillir une centaine d’ouvriers sur une fraction des terrains qu’un paysan possède. C’est une question de rapport de force entre, d’un côté, une famille qui détient un terrain de dix hectares et, de l’autre, une famille qui détient un lot d’une centaine d’ares.

On peut s’imaginer que les décideurs politiques et économiques savaient qui étaient les familles qui comptaient à Dudelange. Comment caractériseriez-vous les rapports qu’entretenaient les propriétaires fonciers avec l’État, l’Arbed ou la commune ?

Je ne sais pas si l’État avait une connaissance fine de la structure de la détention du foncier. Il a été plus ou moins absent du développement urbain et immobilier à Dudelange. Du moins jusqu’à la crise de 1974. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là que l’État se lance dans une opération massive de rachat de terrains au point d’acquérir presque seize pour cent de la superficie de Dudelange dans l’idée d’y créer des zones industrielles dans le cadre de sa stratégie de diversification économique. Mais j’ai l’impression que les fonctionnaires sont entrés de manière quelque peu naïve sur la scène. Je ne sais pas s’ils étaient conscients du fait qu’ils allaient avoir une tâche très difficile. En tout cas, ils auront pris des décennies pour rassembler les terrains, avec un total de quelque 300 transactions.

Vous avez dit que les propriétaires ne vendent que s’ils doivent vendre. Mais à quels moments est-ce qu’on doit vendre ?

À Dudelange, il y a eu deux grands moments de vente. Le premier a lieu en 1974, au moment où l’impact de la crise pétrolière se fait ressentir dans le secteur sidérurgique. Le deuxième se situe entre 1979 et 1981, alors que la restructuration de l’Arbed se concrétise. Cela a dû avoir un impact psychologique sur les détenteurs de foncier. Ils ont dû se rendre compte que ce n’était pas qu’une crise temporaire, mais que la présence de l’Arbed – et avec elle tout le modèle économique de la ville – était compromise.

On vend donc en anticipation d’un krach ?

Vendre quand il faut, c’est l’art d’anticiper l’évolution des prix. Quand les choses vont bien, on essaie de conserver le plus de terrains possibles. Mais dès qu’on voit que les choses risquent d’aller moins bien, on essaie de vendre.

Les propriétaires vendent-ils en vrac ? Ou découpent-ils leurs terrains en plusieurs lots pour le livrer au compte-goutte ?

Je pensais initialement qu’un propriétaire voulant se débarrasser de son terrain allait simplement le vendre en brut à un promoteur. Je m’imaginais que c’était le promoteur qui allait prendre en charge toute la chaîne administrative : demande du PAP, découpe du terrain, infrastructures, voirie... Mais en analysant les archives du ministère de l’Intérieur, je me suis rendu compte qu’un certain nombre de propriétaires fonciers à Dudelange – et parmi les plus importants – étaient très proactifs dans la façon dont ils géraient leur foncier, au point de s’impliquer dans le processus du PAP. Ils avaient donc conscience que, plutôt que de céder un terrain en brut, il était plus intéressant de le vendre avec un PAP. Je ne m’attendais pas à ce qu’ils aient une connaissance si fine des processus liés au PAP. C’est d’ailleurs ce qui m’a mis la puce à l’oreille qu’il existait une gestion patrimoniale de ces terrains. Ce sont des gens qui comprennent la valeur de ce qu’ils ont. Et lorsqu’il faut s’en séparer, ils savent comment s’y prendre pour en retirer le plus possible.

Mais ces propriétaires, que font-ils de leurs plus-values ? Est-ce qu’ils vont les déposer à la banque, s’achètent-ils plus de terrains ?

C’est la grande question. Cela continue de me tarauder : Où va tout ce capital une fois qu’il a été rendu liquide ? Pour le moment je n’ai pas encore de réponse. Le problème c’est que je n’ai qu’une vue très partielle, je ne vois que ce qui se fait à Dudelange. Il se peut donc que des personnes réinvestissent à Luxembourg-Ville, par exemple, ou dans autre chose que de l’immobilier ou du foncier.

À Dudelange, et à l’opposé de la capitale, les promoteurs et fonds d’investissement semblent avoir beaucoup de mal à entrer sur un marché qui reste dominé par des insiders locaux.

Les grands promoteurs sont relégués aux marges. Mais il y a des exceptions, comme dans un quartier récent où un des grands promoteurs a réussi à racheter des terrains directement à l’Arbed dans les années 1990, et ceci à un prix vraiment intéressant. Il les a laissés mûrir, comme on dit, en attendant que les remembrements et les arrangements avec les riverains se concrétisent. À la base, c’est toujours le même scénario : l’État ou les promoteurs ciblent des terrains qui ont déjà été rassemblés et consolidés par d’autres. En achetant le foncier à des industriels, ils passent à côté des structures de détention rurales. Le foncier est tellement bloqué que les seuls terrains accessibles sont des friches libérées par l’industrie. Mais ce n’est pas parce qu’il y a opportunité de les utiliser, que c’est l’utilisation la plus optimale.

À votre avis, quelles mesures politiques faudrait-il prendre pour briser le blocage foncier ?

Bien sûr qu’une réforme de l’impôt foncier, ce serait bien. Et bien sûr qu’il faudrait introduire un impôt sur l’héritage en ligne directe. On peut même parler du gros mot d’expropriation ou de menace d’expropriation, qui avait permis de débloquer la situation au Kirchberg. Mais de telles mesures provoqueraient des crispations. Car il y a quelque chose de plus profond à l’œuvre, qu’il serait plus intéressant d’étudier : c’est la question ce que le foncier représente pour ces familles. Il y a une idéologie de la propriété privée (un propriétarisme, comme dirait Thomas Piketty) qui est très profondément ancré. On est sur un système de propriété privée à outrance, qui bloque le développement tant économique que résidentiel du pays. Il faudrait donc se demander comment, psychologiquement, les propriétaires fonciers justifient leur position d’égoïsme et de blocage ? Comment ces gens-là peuvent-ils continuer à gérer le foncier de manière dynastique et patrimoniale alors qu’autour d’eux, de plus en plus de gens quittent le Luxembourg et partent ailleurs ?

Cela me semble une approche très moralisante, psychologisante…

À la fin, ce sont des décisions individuelles, et il faut tenter d’en comprendre les ressorts. Peut-être que ces familles de propriétaires se sentaient comme les grands perdants de la modernisation. C’étaient des gens issus d’un monde agricole de plus en plus marginalisé. Le développement industriel et résidentiel s’est fait autour d’eux. Avec l’explosion des prix de l’immobilier, ils se sont tout à coup retrouvés avec des terrains qui valaient de l’or, en position de force. Ces propriétaires se disent peut-être : « Maintenant, c’est à notre tour de profiter ! » Plutôt que de les pointer du doigt, j’avais espéré que la « note n°23 » allait générer un débat un peu plus constructif sur comment débloquer cette situation en tant que société.

Mais le fait qu’une si petite minorité ait réussi à défendre ses intérêts, cela ne pose-t-il pas d’abord la question de son influence politique ?

On a vérifié si on retrouvait ces grandes familles propriétaires dans les conseils communaux de Dudelange depuis les années 1950. Mais en fait, pas plus que ça. Ce qui nous a surpris, puisqu’on pensait qu’elles avaient plus d’ancrage politique. Mais cela semble être une sphère assez indépendante. Reste que le fait que ce soit une minorité tellement petite est un fait analytique intéressant, qui permet de recentrer les questions. En fin de compte, la loterie PAG, cela ne correspond à rien. Ces terrains n’ont pas changé depuis le XIXe siècle. Ce qui leur a donné de la valeur, ce sont des décisions de PAG, des infrastructures de transport, des investissements publics. Il s’agit d’une rente capturée. Quand on gagne le jackpot, on a deux façons de gérer ses gains. Soit on les garde pour soi et pour sa famille, soit on partage un petit peu. Puisqu’on a gagné par un fait du hasard, on devrait être un peu humble.

Le facteur foncier pose également une limite à la croissance économique. Vous analysez actuellement comment l’État, cherchant des lieux d’implantation pour des multinationales américaines, avait fini par couper des centaines d’hectares de forêts communales dans les années 1950 et 1960.

Avec des collègues du Liser [Sabine Dörry, Antoine Decoville et Magdalena Górczyńska], nous nous intéressons au rôle du foncier dans la politique de diversification économique sur le temps long. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la diplomatie économique avait réussi à attirer des firmes américaines cherchant un pied-à-terre en Europe continentale. Mais on n’avait pas réfléchi à la question où ces entreprises allaient pouvoir s’implanter. Puisque l’État ne disposait pas de réserves foncières, on a donc fini par installer Dupont de Nemours, Delphi et Goodyear là où il y avait des domaines détenus par des acteurs publics, en l’occurrence des forêts communales. Prenez le site de Dupont de Nemours : une centaine d’hectares entre Hesperange et Contern, en plein milieu de ce qui avait été une forêt. Idem pour le site de Delphi dans les bois de Bascharage. Cela nous renvoie à l’histoire du site de Belval, qui fut une forêt communale de 90 hectares, vendue en 1909 par la commune d’Esch-sur-Alzette.

Dans les années 1970 et 1980, l’État apparaît en tant qu’acteur interventionniste et commence à se constituer une réserve foncière dans le cadre de sa politique de diversification économique. Pourquoi ce soudain réveil ?

Je crois que l’exemple du Kirchberg a pu montrer l’intérêt de constituer une réserve stratégique. Ce qui est frappant, c’est que le cas du Fonds Kirchberg exprime une décision stratégique de se donner les moyens de ses ambitions, voire au-delà. Car si le but était d’attirer les institutions européennes, le gouvernement n’aurait pas nécessairement eu besoin d’acheter tout le plateau, soit 3,6 kilomètres carrés. On aurait très bien pu le faire de manière incrémentale en commençant par cent hectares, ce qui aurait déjà été immense.

Vous avez beaucoup travaillé sur les processus de gentrification à Londres. Or, ce problème semble totalement absent du débat politique au Luxembourg. Le Bildungsbürgertum y semble très attaché à la protection du patrimoine architectural, sans que ce préservationnisme ne s’étende au caractère social de la Ville.

Le marché dicte qui peut vivre à Luxembourg-Ville. Comme il y a très peu de logements sociaux, il n’y a pas de protection contre cette loi du marché. Si ce remplacement ne pose pas de problème, c’est qu’il y a une grande partie de la population qui en profite ; voilà l’analyse de base à faire. Les propriétaires en profitent parce que les prix augmentent. L’État en profite parce qu’il dépense moins en aides aux personnes défavorisées et qu’il perçoit plus de recettes fiscales. Si on adopte un point de vue cynique, les décideurs politiques n’ont qu’à se réjouir de la gentrification. Une ville sans pauvres est une ville qui est plus facile à gérer, les problèmes sociaux sont repoussés dans les pays aux alentours. Ceux qui pâtissent de la gentrification, ce sont les exclus. Ceux qui ne sont pas visibles, qui ne votent pas, qui ne sont plus dans le pays ; les absents.

Bernard Thomas
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