En Atendant

Ainsi naît la beauté

d'Lëtzebuerger Land du 13.01.2011

En Atendant, dernière pièce de la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker créée et présentée pour le festival d’Avignon en juillet 2010, s’est jouée la semaine dernière au Grand Théâtre de Luxembourg. Reflet du désespoir de notre temps à travers le miroir du Moyen-âge, En Atendant est tout simplement d’une beauté fulgurante.

Après avoir travaillé sur des musiques de Bach, Debussy, Mozart, Mahler, Steve Reich ou des Beatles et leurs interactions avec la danse, Anne Teresa De Keersmaeker poursuit sa recherche et se livre à une nouvelle exploration des rapports entre danse et musique. Ré­sonance entre 2000 et 2010 : Avignon, capitale culturelle de l’Europe en 2000, accueillait une exposition intitulée La Beauté au cours de laquelle l’ancienne cité pontificale avait était transformée en un véritable parcours ou se côtoyaient des œuvres anciennes et contemporaines très éclectiques afin de s’unir autour de l’un des concepts fondateur de l’art. « La beauté in fabula » , la première section de cette exposition, comprenait notamment des miniatures, des statues médiévales et l’inspiration du commissaire de l’exposition était disait-on venue de la présence de Pétrarque à Avignon, et de sa rencontre, en 1327, avec Laure de Noves pour laquelle il écrit les Rimes, dont les sonnets sublimaient la beauté physique et spirituelle de la jeune femme.

C’est le lien qu’entretient en permanence la chorégraphe avec la recherche musicale qui l’a poussée, pour ce retour à Avignon après de nombreuses années d’absence, à travailler sur le type de musique qui s’était développé à cette période, dans cette ville. La chorégraphe remonte donc le temps, redonne vie à l’Ars Subtilior. C’est ainsi que le titre En Atendant écrit en ancien français reprend celui d’une ballade du XIVe siècle composée par Philipus de Caserta. Les musiciens de l’ensemble Cour et cœur sont remarquables – flûte à bec (Bart Coen), vièle (An Van Laethem) et chant (Els Van Laethem) explorent une polyphonie savante. S’il reprend à l’Ars Nova, les ballades, madrigaux, rondeaux, virelais, motets et parties polyphoniques de messes, l’Ars Subtilior innove par sa complexité, son maniérisme, la richesse de ses artifices et sa perfection technique.

Le décor est minimaliste : un banc à droite de la scène couverte d’une ligne de terre afin de maximiser l’effet des pas des danseurs (cinq danseurs et trois danseuses). Créée pour un décor naturel profitant de la lumière déclinante du soleil, le scénographe Michel François a utilisé une ligne de néons faisant progressivement passer le public et les danseurs du jour à la nuit. Le prologue est musical et c’est dans un solo de flûte traversière époustouflant que Michael Schmid donne jusqu’au bout de son souffle, un sens à la technicité de la polyphonie alternant sons aigus et graves dans des accélérations vertigineuses.

Suit une danseuse vêtue de noir, puis deux danseurs et une danseuse et enfin les quatre autres, la cadence est initiale et lente mais la tension précédant un lâcher prise est perceptible. Évoluant en groupe puis en solo, avançant par ligne ou en décalé, la concordance des trois voix musicales avec trois groupes de danseurs est subtilement construite. La corrélation entre les deux est parfaite.

Tel que l’indiquait la chorégraphe dans son entretien réalisé par Jean-Luc Plouvier : « À chaque note, un pas ! À chaque voix, un danseur ! ». Les mouvements de marche, ses altérations, précipitations et suspensions sont stupéfiants. À noter, l’extraordinaire prestation de l’un des danseurs dans un solo de lâcher prise : dans le silence, brassant l’air, le vent, le souffle, il finit par créer une musicalité du geste, une note visuelle par ses déplacements (bras, saut, jetés).

Restent en mémoire, le passage des altérations de divers pas de danse exécutés frénétiquement et avec grâce par un danseur. Rejoint par les autres, les compositions de groupe complexes et abstraites évoquent peinture et sculpture.

Véritable orfèvre du geste, Anne Teresa de Keersmaeker permet une exquise alchimie entre émotion, spiritualité et réflexion. Elle illustre par les multiples possibilités de mouvements proposés et par ses réflexions, les véritables paradoxes et contrastes de nos sociétés à travers les âges. L’évocation de cette période sombre lors de laquelle se développe le raffinement de cet art est saisissant et renvoie implicitement aux problématiques de notre époque.

Le visage de la chorégraphe présente dans la salle aux côtés du public est tendu. Concentrée, elle fixe, observe, prend des notes, déclame silencieusement la ballade qu’elle connaît par cœur. Soufflé, abasourdi, médusé par tant de poésie, le public met du temps à communiquer son enthousiasme tant il souhaite prolonger le moment et retient son souffle vendredi dernier, 7 janvier 2011. La chorégraphe doute un instant, puis sourit.

Emmanuelle Ragot
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