Séminaire sur l'Université

Ovni à géométrie variable

d'Lëtzebuerger Land du 21.03.2002

Erna Hennicot-Schoepges, la ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, avait convoqué jeudi dernier les fameuses forces vives de la Nation à un séminaire sur l'Université de Luxembourg à Mondorf. L'on sait qu'il s'agit là d'un des grands chantiers du gouvernement qui veut investir dans l'intelligence. Le fait que les représentants de la société civile ne se soient pas fait prier pour affluer en grand nombre et que très peu de voix discordantes se soient manifestées montre que ce projet bénéficie d'un appui très large, voire enthousiaste mis à part, bien sûr, les points de détails qui demandent à être définis lors d'arbitrages qui ne manqueront pas de laisser sur la touche de nombreuses ambitions ou vocations..

Nonobstant cette adhésion massive, il n'en demeure pas moins que malgré la proximité du Casino, les jeux sont loin d'être faits. Pianiste accomplie, la ministre tirait tous les registres à sa disposition, évoquant pêle-mêle l'exigence nationale, qui ferait dépendre le développement et la qualité de vie d'une nation de son niveau culturel et scientifique, largement tributaire de la valeur de son enseignement supérieur, un changement de paradigme qui ferait de l'Université le catalyseur du changement et du basculement vers la société de la connaissance. 

Selon la ministre, le moment serait propice de repenser l'enseignement supérieur luxembourgeois et la réponse à donner aux nouveaux défis «ne peut plus résider dans l'organisation de la mobilité estudiantine luxembourgeoise». Certes, le Luxembourg doit rester un pays exportateur de ses étudiants, mais il doit devenir un pays d'accueil pour étudiants étrangers. Pour tenir ce pari, l'on veut mettre en place une institution «haut de gamme», modeste certes, mais attractive autour de «centres d'excellence» judicieusement choisis.

Alors qu'il aurait été sans doute recommandable de remettre les compteurs à zéro et faire table rase des balbutiements existants en matière d'enseignement supérieur et de recherche, la ministre et ses collaborateurs entendent tirer profit de ce qui existe déjà, qu'il s'agisse des Centres de recherche publics ou des établissements de type universitaire consacrés et dotés d'une très large autonomie par une loi de 1996: Centre universitaire (Cunlux), Institut supérieur de technologie (IST), Institut supérieur d'études et de recherches pédagogiques (Iserp) ainsi que l'Institut d'études éducatives et sociales (IEES). Les dirigeants de ces établissements , qu'il s'agisse de Norbert von Kunitzki  (Cunlux), de Prosper Schroeder (IST), de Lucien Kerger (Iserp) ou de Henry Welschbillig (IEES), n'ont d'ailleurs pas manqué de faire serment d'allégeance lors de cette cérémonie solennelle, tout heureux d'avoir voix au chapitre. Bien sûr, tout un chacun y est allé de son chapelet pour plaider la cause de sa chapelle, alors que pour certains d'entre eux, la preuve de la qualité académique de leur démarche reste à faire. Ils ont été d'ailleurs rejoints par des représentants d'autres institutions dont Monique Kieffer, directrice de la Bibliothèque nationale, appelée à devenir Bibliothèque nationale et universitaire, Georges Hellinghausen, directeur du Grand Séminaire, qui a fait des offres de service qui n'en démordaient pas et Germaine Goetzinger, directrice du Centre national de littérature à Mersch qui a plaidé la cause de l'Institut grand-ducal et de ses sections. «On reprend les mêmes et on recommence?» , s'est exprimé un observateur narquois et pantois, en s'interrogeant sur la portée exacte du changement de paradigme annoncé. 

Il est certain que mesuré à cette aune- là, le projet d'Université de Luxembourg bât singulièrement de l'aile, ceci d'autant plus qu'une fois de plus n'étaient pas au rendez-vous les sciences sociales, éternels parents pauvres du débat. Ceci est d'autant plus curieux que l'utilité sociétale du projet a été mise en avant par tous les intervenants, à moins qu'on entende par là que les retombées socio-économiques. Le Fonds national de la recherche, représenté par son président Robert Henrion, vient d'ailleurs  de procéder à une correction du tir en ajoutant aux cinq grands axes de recherche une sixième dimension, «Vivre demain au Luxembourg», qui devrait faire la part belle aux sciences sociales et humaines. À voir si cela suffira pour faire émerger enfin une intelligentsia locale, ce qui devrait être de toute façon un sous-produit important du projet.

Les retombées économiques ne sont pas négligeables. Deux représentants de l'industrie, Gérard Hoffmann (TréfilArbed) et Théo Famulok (GoodYear Technical Center) ont d'ailleurs souligné que le développement de la capacité d'innovation des entreprises dépend de plus en plus d'une relation étroite et confiante avec le système universitaire. Pour Théo Famulok, qui dirige un centre de recherche de pointe de quelques 800 chercheurs, dont au moins 50 PhD, il va de soi que l'attractivité du site de Colmar-Berg serait nettement améliorée par des ponts à établir avec l'Université en gestation, y compris la possibilité pour certains de ses collaborateurs d'enseigner dans un cadre universitaire. On entend d'ailleurs le même son de cloche du côté de certaines institutions européennes présentes à Luxembourg qui, à l'instar du directeur général d'Eurostat, Yves Franchet, appellent de leurs voeux une valorisation universitaire de leur présence à Luxembourg.

De l'aveu même de Germain Dondelinger, principal responsable du dossier au ministère, l'articulation entre l'existant et le nouveau sera un des principaux défis à relever. Il ne s'agit pas uniquement de regrouper les établissements académiques existants et de les doter d'un nouvel habillage dans le cadre  des facultés à créer sur les trois sites retenus (Belval Ouest, Limbertsberg et Walferdange). Il s'agit de revaloriser, redynamiser ces structures afin d'atteindre la masse critique qui leur fait souvent défaut… Des arbitrages délicats doivent également être faits en ce qui concerne le sort à réserver aux enseignants actuels qui trop souvent n'ont pas le profil universitaire requis.

Les institutions existantes ont tissé au fil des ans des accords de coopération avec des établissements universitaires étrangers, permettant à leurs étudiants de poursuivre leurs études. Les  partenaires privilégiés sont des institutions de la grande région, ce qui est dans la logique des choses (universités de Trèves, de Metz et de Nancy pour le Cunlux; FH Saarbrücken et ENIM de Metz pour l'IST; Universität Heidelberg pour l'Iserp etc.) Il est permis d'y voir à l'oeuvre une logique de reconnaissance des cursus luxembourgeois qui équivaudrait à la reconnaissance implicite de la qualité des formations  embryonnaires dispensées à Luxembourg comme le suggère le Livre blanc publié en 2000.

Il va de soi que même après la mise en place de l'Université de Luxembourg et le développement conséquent de certaines filières du premier cycle jusqu'au niveau postuniversitaire, on aura à faire pendant longtemps encore avec une université asymétrique, selon l'heureuse expression de Norbert von Kunitzki. Dans certaines disciplines bien pointues, on réussira peut-être à offrir la panoplie complète, mais dans bien d'autres on se contentera de n'offrir que des bribes d'un parcours universitaire, que ce soit au niveau du premier cycle ou du troisième cycle. Ce qui veut dire que le Luxembourg continuera à dépendre des systèmes universitaires des pays voisins pour faire reconnaître à sa juste valeur son apport en matière de formations universitaires et de modules de formation plus ou moins complets. Espérons qu'en ce qui concerne ce dernier point, personne ne songe à réintroduire d'une façon ou d'une autre un succédané du calamiteux système de collation des grades en vigueur jusqu'en 1969. Encore que l'engouement contraint et forcé pour les formations complémentaires en droit, révision des entreprises et formation pédagogique, qui composent bon an mal an près de la moitié des effectifs du Cunlux, ressemble à s'y tromper à une réintroduction subreptice de la collation des grades de sinistre mémoire.

Il faut donc savoir apprécier à sa juste valeur ce à quoi on peut prétendre raisonnablement sans se discréditer dès le départ. C'est pourquoi il est judicieux que notre pays participe au système ECTS (European Credit Transfer System) et qu'il semble acquis que dorénavant toutes les formations proposées doivent correspondre aux critères relativement contraignants de ce système, basé sur la réciprocité, qui devrait mettre chaque étudiant en mesure de se renseigner sur l'équivalence accordée à tel ou tel élément de son parcours de formation, peu importe où il est accompli. Il va de soi que tout ce qui se pratique ou qui se met en place chez nous devra s'inspirer du processus de Bologne, qui prévoit une structuration des études supérieures selon la matrice ou séquence anglo-saxonne: Bachelor/Master/PhD. Le Document d'orientation, publié par le ministère de l'Enseignement supérieur et de la re-cherche en décembre 2001, souligne ces aspects sans ambages: «…la nécessité de travailler dans des réseaux à géométrie variable entraîne que les études ne soient pas définies en termes de durée, mais en termes de contenus et de sortie».

Ce dernier concept renvoie à la nécessaire ouverture vers le grand large, car fort sagement l'Université de Luxembourg entend faire de la mobilité des étudiants ­-- nécessité oblige? ­ un de ses principes de fonctionnement et un de ses principaux attraits dès le départ. À ce propos elle devra relever un double défi. Il faudra tout d'abord con-vaincre les étudiants de sa zone d'achalandage habituelle, c'est-à-dire les étudiants résidents à Luxembourg et ceux de la grande région, de l'intérêt qu'il y a pour eux de poursuivre tout ou partie de leurs études à Luxembourg. Ensuite, il s'agira de ratisser plus large et d'attirer des étudiants originaires de contrées plus lointaines. Or, en ce qui concerne la première condition à remplir pour assurer le succès de l'entreprise, les résultats sont loin d'être encourageants ou concluants, mises à part les formations à caractère professionnalisant proposées par l'IST, l'Iserp ou l'IEES qui offrent à la clef des formations en relation directe avec des besoins concrets sur le marché de l'emploi.

Ce qui devrait donner à réfléchir, c'est l'échec cuisant de la tentative d'extension de l'enseignement au Cunlux à une deuxième année, c'est-à-dire un premier cycle complet, dans des disciplines aussi diverses que les mathématiques et la physique, la chimie/biologie, le droit, les sciences économiques et la gestion, la philosophie, la psychologie, l'histoire, la géographie, les lettres françaises, allemandes et anglaises. Il s'agissait là d'initiatives prématurées ou irréfléchies qui, pour la plupart d'entre elles, devront être abandonnées faute de combattants.Il va de soi que l'Université de Luxembourg n'aura pas droit à l'erreur. C'est pourquoi il est rassurant de constater qu'Erna Hennicot-Schoepges a eu le courage de tirer les leçons qui s'imposent de telles mésaventures en ramenant le nombre des facultés initialement envisagées de cinq à trois, en tenant à la fois compte des besoins du pays et des compétences existantes. À noter que l'idée même de facultés, un peu trop ambitieuse voire prétentieuse pour un projet qui, dans la plupart des disciplines, restera embryonnaire pour longtemps, a été contestée lors du séminaire par  le professeur Jean-Frank Wagner (Universität Trier) qui préférerait qu'on parle de centres d'excellence pour bien souligner qu'on veut sortir des  sentiers battus et innover résolument, y compris dans les structures de l'Université de Luxembourg.

 

 

 

 

Mario Hirsch
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