Négociations sur la constitution européenne

Countdown européen

d'Lëtzebuerger Land du 24.06.2004

À 23.00 heures, c’était fait : 25 pays se disaient prêts, vendredi dernier, à accepter l’ultime version de la première Constitution européenne. « Nous sommes heureux qu’un texte ait été adopté, précisait deux heures plus tard le Premier ministre Jean-Claude Juncker. En décembre, rien n’indiquait qu’on allait trouver un accord dès la présidence irlandaise. Nous avons beaucoup de raisons d’être contents. » Deux ans et demi après la déclaration de Laeken, un an après la clôture de la Convention sur l’avenir de l’Europe et six mois après un premier échec au même exercice, les chefs de gouvernement ont préféré un compromis aux revendications maximalistes. En 2000, à Nice, on n’était après deux jours de sommet encore qu’au tout début des marchandages. Récit des derniers tours de négociation :

Samedi, 12 juinÀ deux jours de la dernière réunion des ministres des Affaires étrangères avant le sommet, la présidence irlandaise publie deux documents résumant l’avancée des discussions. Le premier, numéro 79, reprend sur 75 pages les changements à apporter au projet de Constitution qui sont a priori acceptés par tous. Le second, numéro 80, adresse les sujets qui font toujours désaccord : coopération judiciaire, fiscalité, sécurité sociale et les questions d’argent, notamment.

Lundi, 14 juin

À la réunion, au Kirchberg, du Conseil des ministres, le Luxembourg a encore quelques soucis. En matière de fiscalité, le texte proposé prévoit toujours d’abolir le veto en matière de lutte contre la fraude fiscale relative aux impôts indirects – une potentielle mise en cause du secret bancaire. En ce qui concerne la sécurité sociale des frontaliers, il est proposé de passer à la majorité qualifiée. Or, si le Luxembourg ne réussit pas à expliquer sa situation particulière, cette disposition risque un jour, de faire exploser le système social local. Sur ce dernier point, la bombe a toutefois déjà été désamorcée : un « frein d’urgence » permettra à tout État qui voit « des aspects fondamentaux » ou « l’équilibre financier » de son système menacé d’en appeler au Conseil européen. Ce n’est pas une garantie, mais le Luxembourg peut vivre avec. Même si Jean-Claude Juncker et Lydie Polfer, la ministre des Affaires étrangères, aiment à déplorer les reculs dans le texte final comparé au projet élaboré par la Convention, le Luxembourg en profite lui aussi. De manière générale, il reste d’ailleurs tout à fait possible d’argumenter que la Constitution n’apporte rien de bien nouveau à l’Europe. Il s’agit en premier lieu d’un exercice d’unification et de toilettage des traités existants. Là où avant il y avait le traité de Rome et celui de Maastricht, ainsi qu’une Charte séparée des droits fondamentaux, il n’y aura demain plus qu’une Constitution unique. Mais on aurait tort de chercher une révolution dans le texte. Le dernier grand saut qualitatif de l’Europe date de 1993 et Maastricht avec l’ouverture de la coopération européenne aux questions judiciaires et policières ainsi qu’à la politique étrangère. La Constitution permet enfin de mettre ces grands objectifs en musique, en simplifiant les procédures. Mais elle n’introduit que peu de nouveautés.

Début du Conseil européen : À leur arrivée à Bruxelles, les 25 délégations nationales sont couvertes de nouvelles propositions de la présidence irlandaise. Le « frein d’urgence » en matière de sécurité sociale est acquis. Le même système permet de dépasser l’opposition britannique à l’abolition du veto national sur la question de la coopération judiciaire en matière pénale et à la création d’un Parquet européen. La fiscalité restera par contre définitivement soumise à des décisions unanimes au Conseil des ministres. Le Royaume-Uni s’est imposé. Le Luxembourg ne se plaint pas. C’est cependant surtout le document 82/04 de la présidence qui retient l’attention. Pour la première fois, l’équipe du Taoiseach Bertie Ahern y développe ses idées pour un compromis sur la répartition du pouvoir dans l’Union. Combien de commissaires à Bruxelles ? Quelle majorité pour voter au Conseil des ministres ? Quel nombre de sièges au Parlement européen ? Il ne s’agit certes que d’idées plutôt que de propositions d’articles, mais on est inexorablement entré dans la phase chaude des négociations. Pour le Luxembourg, il y a tout de suite une bonne nouvelle : la présidence propose de fixer le minimum de députés européens par pays à six. Une fois pour toutes, le Grand-Duché ne devrait donc plus avoir de crainte pour la taille de son contingent à chaque nouvel élargissement. La Convention avait proposé un minimum de quatre. Les six députés à Strasbourg resteront le succès personnel de Lydie Polfer, félicitée par son Premier ministre. Volontiers, elle rappelle qu’à la Convention, même Gast Gibéryen (ADR) avait accepté de réduire le contingent d’un tiers et que déjà à Nice, nombreux furent ceux qui avaient trop vite abandonné la cause. Au cours des négociations, l’anglais Jack Straw (favorable à la demande luxembourgeoise) avait même eu droit à un baisemain de Lydie Polfer alors que l’eurodéputé allemand Klaus Hänsch (opposé aux six) avait été passé par la moulinette par la ministre des Affaires étrangères. Dans le papier des Irlandais apparaissent d’autres idées auxquelles peuvent adhérer les Luxembourgeois. Comme l’avait proposé le Benelux, le nombre de membres de la Commission européenne sera réduit. Il passera (mais seulement en 2014) de 25 à 18. Or, de Scandinavie jusqu’à la Grèce, on tient toujours à la formule « un commissaire par pays ». Au Conseil, la majorité qualifiée sera atteinte si 55 pour cent des États représentant 65 pour cent de la population de l’Union sont d’accord. C’est certes chaque fois cinq points au dessus du 50 p.c./60 p.c. proposé par la Convention, mais reste acceptable. La présidence prévoit d’exiger en plus qu’il faudra au moins quatre pays pour bloquer une proposition (sinon le triptyque Allemagne, France et Royaume-Uni aurait un veto) et soumet à discussion s’il ne faudra pas aussi au moins un minimum de population pour pouvoir bloquer. Il s’agit d’éviter des vetos d’une « coalition des nains ». À fin de la session du jeudi après-midi, Jean-Claude Juncker déclare : « Après le premier tour de table, on pourrait croire qu’on n’arrivera jamais à un accord. » L’un après l’autre, les Premier ministres ont répété leurs revendications pourtant déjà bien connues. Mais c’est davantage un rituel que l’annonce d’un blocage. Quant aux positions luxembourgeoises, « elles ne sont pas toujours reflétées, mais nous n’avons pas de problèmes fondamentaux ». Bertie Ahern reprend pour sa part les « confessionnels » avec les autres chefs de gouvernement et continue à affiner ses propositions. Les prochaines heures donneront lieu à des disputes musclées au sujet du prochain président de la Commission, agrémentées par des déclarations hostiles entre Français et Anglais. L’esprit de compromis européen semble bien loin.

La présidence distribue de nouvelles propositions. Pour la première fois, le futur ordre institutionnel est formulé sous forme d’articles de la Constitution. À la Commission, le nombre de 18 commissaires a laissé la place à un nombre « correspondant à deux tiers des États membres ». Au Conseil, le minimum de quatre États pour bloquer une décision est maintenu. Pour calmer Polonais et Espagnols, une formule compliquée permettant à un certain nombre de pays de demander que le Conseil continue à chercher un consensus plutôt que de passer au vote est intégrée au texte. Elle donne certaines garanties tout en restant suffisamment vague. Au Parlement, le minimum de six est assorti à un maximum de 96 députés par État pour un total de jusqu’à 750 députés. Les discussions reprennent de midi à 15.00 heures. Ensuite, la présidence refait ses rondes, s’échange avec les différentes délégations en tête-à-tête. Jean-Claude Juncker reste surtout occupé par les questions de personnes alors qu’il refuse toujours d’accepter la présidence de la Commission. Autre plat au menu : calmer la dispute entre Allemands et Néerlandais sur les procédures d’applications du fameux pacte de stabilité. La Constitution européenne est finalement un mélange parfois schizophrène entre avancées et blocages. Ce qui en adviendra dépendra surtout de la volonté et du courage que développeront les 25, ou au moins une partie d’entre eux. Afin d’éviter qu’on doive renégocier les traités tous les trois ans, la Constitution comprend une ribambelle de « passerelles ». Certaines prévoient ainsi, à l’exemple du nombre de commissaires, que les dispositions n’entreront en vigueur qu’en 2014. D’autres permettent d’abolir par une décision, si tout le monde est d’accord, le veto national pour passer à la majorité qualifiée pour la prise de décision. La Constitution permettra aussi à un groupe de pays d’aller plus loin que les autres. Dans le cadre d’une « coopération renforcée », ils pourront ainsi adopter des lois communes là où d’autres refusent de les suivre. Ils pourront même décider dans un groupe restreint de traiter, par exemple, la fiscalité ou certaines questions de politique sociale entre-eux à la majorité qualifiée plutôt qu’à l’unanimité.

Un accord a été trouvé. Après six heures de réunions bilatérales, la présidence irlandaise propose un dernier texte, le numéro 84, et les chefs de gouvernement se réunissent en plénière. Les dernières concessions au couple Espagne-Pologne et aux petits et moyens États sont limitées. À l’unanimité, il sera possible de revenir sur la réduction du nombre de commissaires. Au Conseil, les seuils pour demander une suspension du vote sont abaissés. Mais en 2014, ils pourront être abolis. La majorité qualifiée devra rassembler au moins quinze plutôt que quatorze États. Cette formule augmente certes le seuil de la majorité dans une Union à 25. À 27, donc peut-être dès 2007, ce sera par contre le critère de 55 pour cent des États qui primera de nouveau. Les compromis ne se trouvent pas toujours dans la logique. Le dernier tour de table au Conseil européen prendra encore une heure et donnera naissance au document 85/04. « À Nice, je disais que l’accord était bon pour le Luxembourg et mauvais pour l’Europe, rappelle par après Jean-Claude Juncker. Aujourd’hui, je peux dire que le compromis est bon pour les deux. » Les dirigeants de l’Europe ont réussi à doter l’Union d’une Constitution. Mais la véritable bataille ne fait que commencer. Car les taux de participation et les résultats des dernières élections européennes ne laissent présager rien de bon pour le processus de ratification dans les 25 États membres, souvent par référendum. Les Luxembourgeois seront aussi invités à passer aux urnes. Le résultat qui intéressera sans doute davantage sera cependant celui au Royaume-Uni.

Jean-Lou Siweck
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