Protection du partimoine

Le péril peut attendre

d'Lëtzebuerger Land du 06.03.2008

Blanche Weber ne décolère pas. « Rarement avons-nous été aussi agacés dans un dossier que dans celui-ci, » s’exclame la présidente du Mouvement écologique. Depuis que l’organisation pour la protection de l’environnement lutte pour la sauvegarde des hauts-fourneaux à Esch-Belval, elle a consulté la législation et le fonctionnement des institutions étatiques, a publié des dossiers sur le sujet et des prises de position sur le projet de loi en cours – depuis la fin des associations comme Stoppt de Bagger ou Jeunes et patrimoine, le MouvÉco était d’ailleurs la seule opposition non-parlementaire organisée dans ce débat. « Je ne connais personne qui trouve que c’est une bonne loi, mais ils veulent juste en terminer ! » estime-t-elle. 

Et en effet, l’écho qui émane de la commission parlementaire de la Cul­ture, où les travaux d’analyse du texte se terminent, dit exactement cela. « Je suis bien conscient que ce n’est pas une très bonne loi, mais nous acceptons toutes les remarques du Conseil d’État pour que nous puissions en finir, » dit Ben Fayot (LSAP), vice-président de la commission. In­terrogé sur son degré de satisfaction quant au résultat, Fred Sunnen (CSV), président de la commission et rapporteur du projet de loi, estime que « nous sommes bien obligés de travailler sur le texte que le ministère nous a soumis, mais c’est leur projet ! »

Le dernier projet de loi déposé à la Chambre des députés la semaine dernière porte le numéro 5847 ; celui sur le protection du patrimoine le numéro 4715 – plus de mille projets et propositions de loi ont passé les instances législatives depuis son dépôt, c’est dire son degré d’actualité. Ré­digé en réaction à un procès en matière de publicité dans l’espace public – réglé dans la même loi de 1983 actuellement en vigueur – contre l’énorme panneau de la société Hornbach à Bertrange perdu devant les juridictions administratives, le projet de loi a connu deux ou trois ministres de la Culture (Erna Hennicot-Schoepges, puis François Biltgen et Octavie Mo­dert) et deux parlements différents. Chacun y est allé de ses amendements, le gouvernement et la Chambre des députés, le Conseil d’État a émis trois avis, dont le dernier date de décembre 2007. Selon Fred Sunnen, qui est en train de rédiger le rapport, le vote en séance plénière devrait encore avoir lieu avant les vacances d’été. Le Conseil d’État était le premier à reprocher aux auteurs du projet de loi leur manque d’ambition en la matière.

Pourtant, ce manque d’enthousiasme de toutes parts cache un peu les petites avancées que le projet contient, comme notamment celui de l’élaboration d’un « plan directeur sectoriel des secteurs sauvegardés culturels » qui sera établi « conformément aux dispositions en vigueur relatives à l’aménagement du territoire » (article 51.1.), un amendement de la Chambre des députés émis en 2007 et auquel le Conseil d’État n’a rien à redire. Patrick Sanavia, juriste au ministère de la Culture et président de la Commission des sites et monuments nationaux (Cosimo), explicite : l’idée de ce plan sectoriel est de faire un inventaire national de toutes les régions sensibles, celles qui regorgent ou risquent de regorger de patrimoine archéologique, architectural ou autrement culturel. Pour cela, le ministère a convenu avec le ministère de l’Intérieur qu’ils mettront à disposition des maires un cahier des charges et pourront même éventuellement aider à choisir des experts aptes de les conseil­ler sur cette question, tout cela en vue de l’élaboration des nouveaux plans d’aménagement généraux (PAGs) qu’elles doivent élaborer d’ici 2012. Le patrimoine culturel pourrait donc faire partie de ces PAGs.

Car aussi bien la Cosimo que le ministère, le Conseil d’État et les militants pour la protection du patrimoine demandent en fait la même chose : que la logique puisse être renversée, qu’on s’éloigne de la seule logique de l’urgence pour classer et inventorier avant cette menace. Actuellement, quand il y a « péril en la demeure », lorsque les spécialistes à l’explosif sont là pour démolir une tour industrielle comme à Differdange et le patrimoine industriel à Esch-Belval, ou lorsqu’un trésor inestimable est exhumé, comme la mosaïque gallo-romaine de Vichten en 1994 et le Codex Marien­dalensis vieux de 700 ans, retrouvé en 1999, tout le monde s’affaire soudain et constate les lacunes de la législation et de l’inventaire supplémentaire ou de la liste des objets classés. Au final, si la majorité de ces problèmes peuvent être résolus avec beaucoup d’argent – le propriétaire du terrain à Vichten a été richement dédommagé, les négociations avec les héritiers du conte d’Ansembourg sur le prix à payer en « juste indemnité » pour le Codex Mariendalensis sont encore en cours – une approche plus active, en amont de ces urgences, pourrait justement contribuer à éviter de telles situations. C’est ce que le Conseil d’État relève encore dans son dernier avis : « L’ad­ministration dispose d’un moyen facile pour prévenir les situations d’urgence. Il suffit qu’elle applique une politique plus déterminée et qu’elle se décide plus rapidement, bien avant la naissance de problèmes, au sujet du classement ou de l’inscription sur le registre complémentaire. Les propriétaires seraient ainsi sortis de l’incertitude et de l’insécurité. Le patrimoine culturel à protéger serait entouré des barrières juridiques garantissant sa préservation. »

Car, comme le souligne Blanche Weber : au Luxem­bourg, le classement d’un objet est souvent ressenti comme une entrave à la liberté du propriétaire, au lieu de le voir comme une plus-value pour son immeuble ou son bien. Certes, le classement est couplé à un certain nombre de contraintes, comme l’interdiction d’en changer l’aspect extérieur ou celui de l’exporter sans l’avis du ministre, mais en même temps, l’objet est valorisé.

En fait, les problèmes majeurs en matière de protection du patrimoine au Luxembourg dépassent la seule législation. Ils se situent, en amont, au niveau politique, non seulement national, mais aussi local : comment parler d’une approche sérieuse, voire scientifique si les plus grandes avenues de la capitale sont défigurées ou transformées en Disneyland avec des quartiers entiers où règne le façadisme ? Et comment prétendre vouloir valoriser le patrimoine historique alors que la toute nouvelle Cité judiciaire joue de l’historicisme entièrement faux ?

Le deuxième problème se situe en aval, au niveau de l’administration : le Service des sites et monuments nationaux (SSMN) reste sous la tutelle d’une « commission d’accompagnement » présidée par le directeur du ministère de la Culture depuis 2006 ; aussi bien le SSMN que le Musée national d’histoire et d’art, en charge des fouilles archéologiques, manquent de personnel. Le vote de la loi pourrait aussi être un argument pour une augmentation du personnel dans les deux services.L’idée de renverser la vapeur, d’inventorier avant que les pelleteuses n’arrivent, a dicté l’amendement au titre IX du projet de loi (« dispositions diverses ») : la Chambre des députés y propose un nouvel article 57 : « Tous les immeubles dont la construction a été entamée avant le 1er janvier 1914 bénéficient des effets de l’inscription à l’inventaire supplémentaire », ce qui implique surtout que le propriétaire devra informer le ministre de tout changement qu’il entend y apporter. Amendement qui lui a valu une opposition formelle de la part du Conseil d’État, fustigeant surtout l’arbitraire du choix de la date et craignant une explosion de la charge administrative que cela entraînerait, d’autant plus que l’âge n’est pas une garantie de la qualité du bâti. 

Le Mouvement écologique avait proposé de fixer une telle période de protection généralisée à cinquante ans, ce qui, lorsque la proposition fut discutée à la commission parlementaire, provoqua une révolte des élus locaux. Compréhensible, selon Ben Fayot, vu les pressions qui pèsent sur eux pour donner des autorisations de construire, de la part de promoteurs immobiliers qui ont investi des sommes colossales dans l’acquisition de terrains qu’ils veulent rentabiliser. Seul un arsenal législatif et réglementaire conséquent pourrait leur donner des moyens de s’y opposer, ce qui n’est pas donné. Au final, il n’y aura aucune date dans la loi. Même si, de la sorte, la question du patrimoine du XXe siècle notamment, qui est en train de disparaître, n’est pas réglée.

Pour y remédier, la Cosimo – constituée d’une vingtaine de personnes, architectes, ingénieurs, historiens et juristes – est en train d’établir, avec le Service des sites et monuments nationaux, un inventaire ou registre national de tout le patrimoine qui a une certaine valeur. Elle procède par canton, avec visite sur le terrain et tout le toutim ; celui d’Echternach sera bientôt prêt. « Il doit quand même être possible d’avoir une vue globale de ce qui a de la valeur sur un territoire de 2 500 kilomètres carrés ! » juge Patrick Sanavia, qui ne veut surtout pas se faire reprocher d’avoir été un président inactif. Cet inventaire doit aussi contenir des ensembles architecturaux cohérents, comme des pâtés de maisons Jugendstil ou années cinquante, ou des témoins d’un style architectural d’une époque, qui n’est pas forcément apprécié comme tel par tout le monde. 

Les Verts, d’abord représentés par Renée Wagener, puis actuellement par Claude Adam, militent depuis le dépôt du projet pour la réintroduction de l’initiative citoyenne pour les propositions de classement, car il est vrai que beaucoup de choses n’ont été découvertes que grâce à cette initiative populaire jusqu’à présent. Or, le législateur, sur conseil de l’administration, a rayé l’individu de ce droit d’ini­tiative, de peur des dérives – où un voisin d’un projet immobilier entamait une procédure de classement d’une ferme pour éviter que s’y érigent des appar­tements –, pour le remplacer par « une association qui exerce ses activités statutaires dans le domaine de la protection du patrimoine culturel ». Pourvu qu’il en reste.

josée hansen
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