Rencontres de la photographie

Arles, année 48

d'Lëtzebuerger Land du 14.07.2017

« This is not a retrospective exhibition, this is an introspective exhibition ». La phrase est de Newsha Tavakolian, jeune photographe prodige iranienne, désormais membre de la prestigieuse agence Magnum, et présente aux Rencontres de la photographie d’Arles non seulement en tant que photographe, mais surtout de par son rôle de co-curatrice de l’exposition Iran, année 38 avec la galeriste Anahita Ghabaian Etehadieh. Toutes deux ont imaginé une exposition événement autour de la création photographique iranienne post-révolution. Tout commence avec une photographie de Kaveh Kazemi: une boîte abandonnée sur l’avenue Pahlavi de Téhéran au crépuscule du 11 février 1979, avec en persan la phrase suivante : « La nation est victorieuse ». Ce fut le point de départ de la photographie documentaire iranienne : une génération de jeunes gens s’engageant pour raconter l’histoire en mouvement du pays. L’exposition, dense, fait voyager le visiteur à travers de nombreux thèmes importants dans l’histoire et la culture perse : la politique, la guerre, l’identité, l’environnement, la poésie, le cinéma. Il y avait pour les curateurs, et notamment pour Anahita Ghabaian Etehadieh dont la galerie Silk Road a été fondée avec l’aide du regretté Abbas Kiarostami, une volonté de montrer une exposition qui aurait pu être dirigée par l’illustre réalisateur du Goût de la cerise. Si on y retrouve la psyché iranienne faite de subtilité, de douceur, de poésie malgré la dureté, voire la violence de certaines images, l’exposition est néanmoins par moments un peu déroutante de par la multiplicité des sujets, des styles (du documentaire au plasticien) et des photographes (66 en tout).

Les Rencontres d’Arles font toujours le grand écart entre photographie émergente et valeurs sûres, au rang desquelles on comptait cette année notamment Joel Meyerowitz et Michael Wolf. Si le maître américain de la photographie couleur se contenta de montrer une petite sélection de ses early works, l’Allemand Michael Wolf a eu droit à une rétrospective spectaculaire de son travail sur la densité des villes. Toute l’œuvre du munichois est hantée par la vie dans les villes telle qu’il a pu l’observer dans des grandes métropoles, notamment Hong Kong, l’un de ses terrains de jeux favoris. Les points de vue de l’artiste s’éloignent ou se rapprochent constamment afin de révéler la complexité de la vie urbaine moderne, depuis une fenêtre d’un immeuble ou derrière la vitre d’un wagon de métro. La pièce maîtresse de l’exposition est l’installation The real toy story, datant déjà de 2004 mais toujours aussi impressionnante avec la mise en scène de plus de 20 000 jouets en plastique Made in China autour de portraits bienveillants d’ouvriers chinois travaillant sur les chaînes d’assemblage. Qu’on aime ou non cette photographie brute, bétonnée, rectiligne, on reste subjugué par la scénographie et le gigantisme minutieux des tirages et installations.

Un autre point d’ancrage du festival cette année est la photographie sud-américaine, et notamment colombienne. Avec l’aide de l’incroyable collection de l’éditeur londonien Archive of Modern Conflict, une exposition entièrement vernaculaire est proposée à la Croisière, nouveau lieu investi par le festival. On y voit, via des photographies délirantes glanées au cours de dix années de voyages, toutes les facettes ou presque de la Colombie, du bleu insolent de la mer des Caraïbes à la jungle des villes. Dans ces images, la fête envahit le cadre, la comédie est omniprésente et se teinte parfois de tragédie. À travers photos de famille, Unes de magazines et portraits (catcheurs, candidates de concours de beauté ou anonymes), l’exposition baptisée La vache et l’orchidée forme un collage qui puise à la fois dans la diversité des paysages et la succession des époques. Au même endroit et dans un style radicalement opposé, l’artiste français David Fathi propose Le dernier itinéraire de la femme immortelle, une installation sombre et éducative avec comme thème central l’immortalité, à travers l’histoire d’Henrietta Lacks, femme noire décédée à Baltimore en 1951 des suite d’un cancer particulièrement agressif. Sans que personne de sa famille ne s’en doute, ses cellules cancéreuses prélevées dans le secret firent l’objet d’expérimentations scientifiques, menant au constat que ses cellules se comportaient d’une manière totalement inédite : elles continuaient à croître et à se développer, à l’infini. Abordant des sujets aussi variés que la ségrégation, la sphère privée, l’empirisme ou encore les émotions, David Fathi présente une véritable œuvre tout aussi textuelle que photographique, via des tirages ultra sombres de paysages virginiens mélangés à de l’imagerie cellulaire. Par ses textes à la fois personnels et scientifiques, il remet en question notre perception des limites de l’espace et du temps, proposant avec une vidéo mélancolique, dont les notes de piano hantent le visiteur longtemps après avoir quitté le lieu, un point d’orgue d’une exposition / installation tout aussi atypique que bouleversante.

Dans une programmation très fournie et souvent inégale, on retiendra également l’expérience immersive proposée par Roger Ballen dans son installation extravagante The house of the Ballenesque, une maison témoin angoissante construite autour des différentes composantes de son travail photographique et de son langage esthétique : vitres cassées, chaises empilées, poupées démembrées et une représentation de Roger Ballen himself dans un lit (de mort ?), en noir et blanc bien sûr. Le travail de Mathieu Pernot fut aussi remarqué, lui qui photographia une famille de Gitans d’Arles, les Gorgan, rencontrés en 1995 alors qu’il était étudiant. L’exposition reconstitue les destins individuels des membres de cette famille, depuis les premières photos de Mathieu Pernot jusqu’aux toutes récentes, en passant par des photos de famille. On y comprend les lignes de vie de Johny, Rocky ou encore Ninaï, et on devine entre les cadres l’expérience dépassant la photographie vécue entre la famille et l’artiste, le gadjé.

À l’heure du bilan, quelques autres artistes mériteraient plus qu’une mention : Philippe Dudouit, nominé au nouveau prix découverte pour son fascinant travail sur le trafic de drogue au Sahel, Mathieu Asselin et son enquête photographique à charge sur Monsanto, Silin Liu et ses délirants autoportraits historiques photoshoppés, Niels Ackermann à la recherche des dernières statues cachées de Lénine en Ukraine ou encore Paz Errazuriz et ses portraits de minorités et marginaux chiliens, des années 1980 à aujourd’hui. Entre les dizaines d’expositions officielles et off (notamment la très réussie Island of the color blind de l’artiste belge Sanne De Wilde proposée par le festival Circulations), la première présence luxembourgeoise officielle à Arles, Flux Feelings, n’a pas dépareillé et a engrangé les visiteurs à la Chapelle de la Charité, en plus de proposer un vernissage dont les Arlésiens se souviendront1.

1 L’auteur est un des photographes dont le travail est exposé dans le cadre de Flux Feelings.

Les Rencontres de la photographie durent encore jusqu’au 24 septembre ; rencontres-arles.com.

Sébastien Cuvelier
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