Art contemporain

Hors du monde

Daniel Wagener (à gauche) et des visiteurs devant on De Bruxelles naar Brussel
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 14.07.2017

Peut-être que l’œuvre la plus emblématique de la quatrième Triennale jeune création, qui s’est ouverte fin juin aux Rotondes et au Cercle-Cité, est Hide & seek de Marie-Luce Theis une sorte de pavillon perché sur une construction métallique, qui s’est niché dans l’espace vide, ce non-lieu entre la Rotonde 1 et les rails de la gare centrale. Emblématique, l’œuvre l’est par sa forme modeste et son ambition de sortir le spectateur de sa torpeur quotidienne bouchon-boulot-internet : on y entre par une sorte d’échelle-escalier, d’abord dans un sas où on est invité à laisser ses affaires personnelles – surtout à se débarrasser de son téléphone portable, qu’on peut enfermer dans une boîte-aux-lettres prévue à cet effet. Ensuite, on s’engouffre dans une cabine où a été construite une chaise longue aux formes ergonomiques sur laquelle on s’installe aussi à l’aise que possible, pour s’y relaxer dans le silence le plus absolu (enfin, presque, on entend encore bien les avions...) – tout l’espace est isolé avec la matière utilisée pour chambres sourdes. On y est Out of sync, comme l’indique le thème donné par la commissaire Anouk Wies à cette Triennale, hors du monde.

Emblématique, le pavillon de Marie-Luce Theis l’est aussi par les nombreuses références qu’il évoque – sans vraiment les nommer directement. Pour la matière isolante, on pense bien sûr à la Chambre sourde de Su-Mei Tse (2003) ; pour le pavillon, on cherche des liens avec l’affût perché Arsène de Max Mertens (2011) ou au Hochsitz que Bert Theis installa sur différentes foires d’art afin d’y contempler d’une certaine distance l’activité des galeristes, collectionneurs, artistes et simples quidams. Marie-Luce Theis (née en 1985) réalise surtout des scénographies pour le théâtre, au Deutsches Theater Berlin ou au Schauspielhaus Zürich ; on se souvient de ce décor époustouflant aux multiples ressorts monté pour Love and understanding mis en scène par Anne Simon au Capucins, au début de l’année. Ici, elle crée le décor idéal pour la relaxation du citadin stressé.

Si Jet lag / Out of sync, le sujet choisi pour cette Triennale, se réfère à la mondialisation et à l’hyper-connectivité de la société contemporaine, il interroge surtout la place des artistes dans ce monde, leur léger décalage par rapport à la course quotidienne et au stress environnant. Une des meilleures interprétations du thème est la communication du projet, avec toujours un léger décalage des lettres ou des couleurs CMYK sur les imprimés et cette esthétique, bien sentie, des interviews par Skype réalisées pour le site internet triennale.lu. On y voit les artistes face à leur caméra, regardant les internautes droit dans le yeux en essayant d’expliquer leurs œuvres. C’est tellement parlant de voir les uns, chaotiques, à peine réveillés, cherchant leurs mots, alors que d’autres sont droits, clairs et articulés, expliquent leur projet en une phrase structurée – et les œuvres, souvent, y ressemblent. Beaucoup des artistes de la Grande Région retenus pour cette édition (25 pour 120 candidatures, ils devaient avoir moins de 36 ans) ont aussi interprété le sujet de manière plus philosophique que littérale. Ils proposent des œuvres qui montrent aux visiteurs des modes de vie alternatifs, poétiques, déconnectés justement du superficiel ambiant.

Ainsi de Daniel Wagener, qui, à la manière des « dérives » des situationnistes, se laisse porter au gré du hasard dans Bruxelles, durant une journée de quatorze heures, entre 7 heures du matin et
21 heures du soir, muni d’un polaroïd avec lequel il a fait une photo par minute durant sa ballade
De Bruxelles naar Brussel. Les 840 photos ainsi réalisées sont présentées ici comme un gigantesque kaléidoscope d’ambiances et d’esthétiques variées, prises au hasard de l’horaire que s’est imposé Daniel Wagener. Juste en face, Nora Wagner opère selon un principe similaire : elle propose un montage de films et d’enregistrements sonores puisés dans ses gigantesques archives – elle filme sans cesse son environnement, au gré de ses voyages. Les cinq vidéos montées en parallèle avec différentes coulisses sonores font naître des associations de ciels, sols, paysages et personnages complètement aléatoires.

Avec sa scénographie originale très réussie, Raoul Gross (qui n’est pas parmi les artistes sélectionnés, mais aurait pu l’être) propose un parcours à travers la difficile Rotonde 1, se lovant le long de la courbe de l’espace extérieur, tout en structurant le volume et en ouvrant des vues inattendues, parfois sur le bas de l’espace d’en face. On y pénètre par exemple dans le noir d’un recoin préparé pour la nouvelle série de peintures de Chantal Maquet : Nuets (virun der Dier) montre un Luxembourg nocturne et inquiétant. Mais Maquet n’a pas reproduit les rues mal famées du quartier de la gare ou du Brill à Esch-sur-Alzette : l’inquiétant, chez elle, ce sont ces maisons unifamiliales trop soignées, avec des jardins trop bien entretenus, des fenêtres en aluminium trop propres et des éclairages de rue trop violents donnant sur des environnements complètement dépeuplés. On y pense bien sûr à la Häuser-
sequenz (1996) de Tina Gillen – version spooky.

Laura Mannelli, architecte de formation, qui a réalisé le Pavillon VR du Luxembourg City Film Festival au Casino Luxembourg cette année et vient de remporter la Bourse Indépendance de la Bil avec son projet de réalité virtuelle The promises of monsters, propose ici carrément au spectateur de quitter le monde réel en s’engouffrant dans sa Near Dante Experience. Se référant à la Divine Comédie de Dante, elle a imaginé, avec Frederick Thompson et Gérard Hourbette, le compositeur du groupe expérimental Art Zoyd, un espace immersif dans lequel on suit des points lumineux et traverse ainsi de multiples ambiances qui mènent vers une sorte de lumière finale. Une near death experience qu’on vit à travers un casque 3D, tout en restant immobile. Les images en noir et blanc et la musique planante vous ôtent la peur de la mort.

Tout ça, c’est très bien, mais ce n’est que de l’art, nous dit Vincent Bernard, qui, dans de petits films bricolés (Art Art Art), s’interroge de sa place dans le monde (de l’art et au-delà), en interprétant de manière humoristique, qui n’est pas sans rappeler Fischli & Weis, différentes postures possibles ou interrogations par rapport à son futur métier. Selon Paul Heintz, c’est le processus créatif tout entier qu’il faut questionner : pour The Factory, il a travaillé à distance avec Wang Shiping, un peintre copiste chinois. Son installation aux Rotondes montre des œuvres réalisées pour l’occasion par Shiping – une copie de L’origine du monde de Courbet, notamment –, mais aussi des dessins reprenant les messages écrits échangés entre les deux artistes.

Cet humour décalé, notamment par rapport au monde de l’art, on le retrouve chez Anna Krieps, qui fait poser sa sœur – « elle est aussi ma muse » –, l’actrice Vicky Krieps, dans des situations incongrues, voire grotesques, comme des one-minute-sculptures absurdes d’Erwin Wurm, dans l’espace public. Elle en fait des photos en noir et blanc, avec lesquelles elle a composé un mur poétique ici, Kopf über. Juste devant les photos de Krieps, Eric Schumacher propose Cluderer, des sculptures-installations réalisées sur base d’œuvres non retenues pour la Triennale. Une sorte de « salon des refusés » compilé, qui montre cet art n’ayant pas trouvé grâce aux yeux des sélectionneurs, une mise en abyme des œuvres choisies aussi. Quelle est l’esthétique dominante, le consensus actuel sur ce qui est in et ce qui ne l’est pas (la sculpture classique par exemple) ? Schumacher ne juge pas, mais s’amuse.

Jet lag / Out of sync, la Triennale jeune création Luxembourg et Grande Région dure encore jusqu’au 27 août aux Rotondes et au Cercle-Cité ; entrée gratuite ; ouvert : en juillet du mardi au samedi de 15 à 19 heures, dimanche de midi à
18 heures, fermé lundi ; en août du lundi au samedi de 16 à 21 heures, dimanche de midi à
21 heures ; plus d’informations sur triennale.lu et rotondes.lu. Présentation du catalogue le 19 juillet à 18 heures ; 92 pages, 15 euros.

josée hansen
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