Un tour à Art Basel 2017

Bienvenu au pays du capitalisme débridé

d'Lëtzebuerger Land du 30.06.2017

Lorsque l’Art Basel 2017 ouvrait ses portes au grand public, jeudi 15 juin, les galeries avaient déjà fait leurs meilleures ventes lors des journées preview réservées aux grands collectionneurs et aux institutionnels. La Suisse Hauser & Wirth avait, raconte la Neue Zürcher Zeitung, fait un chiffre d’affaires de 25 millions de dollars depuis lundi, vendant notamment une toile de Philip Guston à quinze millions de dollars. Cela tombe bien, Guston (États-Unis, 1913-1980) se voit en parallèle consacrer une large rétrospective aux Gallerie dell’Accademia à Venise.

2017 est une année extraordinaire dans le monde de l’art, puisqu’elle aligne, en un été, la biennale de Venise, la Documenta à Kassel (qui a lieu tous les cinq ans) et les Skulptur.Projekte à Münster (tous les dix ans). Les riches collectionneurs venus d’Asie et des États-Unis n’avaient donc qu’un voyage à faire sur le continent ; pour relier Bâle cette année, leurs jets privés étaient si nombreux à l’aéroport de Mulhouse que le trafic aérien en fut perturbé, raconta le Financial Times.

Une semaine avant l’ouverture de l’Art Basel, Roman Kräussl, enseignant-chercheur à la Luxembourg School of Finance, avait pourtant annoncé, dans un communiqué officiel de l’Université, que « la bulle du marché de l’art a éclaté ». Kräussl, qui avait à plusieurs reprises mis en garde devant une surchauffe du marché de l’art – un des derniers marchés non régulés sur lequel règnent les règles les plus élémentaires du capitalisme, soit de l’offre et de la demande, sans aucun organe de contrôle quant à la réalité des prix demandés –, a analysé « plus d’un million de procès-verbaux de ventes aux enchères sur les 36 dernières années » et en avait conclu à ne baisse de 21 pour cent des prix des œuvres d’art contemporain et d’après-guerre en 2016. Dans le secteur des beaux-arts, le volume total des ventes aux enchères aurait même chuté de 29 pour cent, affirme Kräussl dans le même communiqué.

Ce que Kräussl omet de préciser, c’est que la plupart des ventes, celles qui se font entre galeries et particuliers ou entre particuliers, sont complètement opaques. Les ventes en galeries ou sur les foires d’art sont dominées par cette extrême discrétion. Car si Art Basel annonce, dans un communiqué de bilan, des « exceptional sales across all sectors », la société organisatrice ne donne pas de chiffres concrets, autres que les 95 000 visiteurs (en une semaine), 291 galeries et 4 000 artistes de cette édition. Et aligne les citations de galeristes qui se supassent en superlatifs : « We had our most successful Art Basel ever » (Dominique Lévy, NY ; Marc Payot, Hauser & Wirth) ou « Art Basel 2017 has been extraordinary » (Alison Jacques, Londres). Même si ce n’est qu’une impression, sans chiffres à l’appui, il semblerait que la tendance à la baisse du marché de l’art ait été inversée à Bâle. Au printemps encore, l’économiste Clare McAndrew, qui travaille pour Art Basel, avait constaté une baisse de onze pour cent du marché de l’art en 2016, établissant sa valeur mondiale à 56,6 milliards de dollars.

De tous ces cris de Cassandre, la frénésie bâloise n’en a cure. Une faune bariolée, faite de couples de banquiers collectionneurs, d’amateurs avertis, de jeunes hipsters collectionnant les tote bags branchés, de critiques d’art précarisés et de touristes aussi curieux que perdus se fraie un chemin à travers les couloirs étroits et chauds des deux étages, deux halls d’exposition et de nombreuses annexes, comme le Parcours d’œuvres d’art public en ville. Dès l’ouverture au public, les galeristes sont fatigués de trois jours de previews fait de marchandages intenses et de soirées bling-bling dans les musées de la ville, qui profitent tous de la venue de cette armée d’intéressés pour inaugurer leurs nouvelles expositions.

La star incontestée de Bâle cette année fut le photographe Wolfgang Tillmanns : la très élégante Fondation Beyeler lui consacre une rétrospective impeccable, où il fait naître le sublime de la banalité du quotidien, comme il sait si bien le faire. En parallèle, cinq galeries vendaient ses œuvres à la foire, dont une grande partie étaient exposées à la fondation, à des prix avoisinant les six chiffres.

Si des œuvres assez classiques, peintures, sculptures, photos et installations, dominaient l’Art Basel à proprement parler, sa sous-section Unlimited est en elle-même un événement qui vaut le détour. Sur 16 000 mètres carrés, 76 artistes mondialement connus, financés par leurs galeries, y présentent des œuvres hors normes, des installations époustouflantes et des sculptures aux dimensions monumentales. Là où Christine Macel à Venise et Adam Szymczyk à Kassel montrent un art engagé, minimaliste, loin du marché de l’art, Unlimited est le repaire de la Siegerkunst, selon le terme forgé par Wolfgang Ullrich. Une forêt de drapeaux colorés par Phyllida Barlow (représentante de la Grande-Bretagne à Venise) y côtoie une installation de Carl André, une voiture de Sylvie Fleury ou une maison-cuisine faite de casseroles usagées et à l’intérieur de laquelle l’artiste indien Subodh Gupta cuisine lui-même. Chris Burden y fait voler son dirigeable Ode to Santos Dumont et Philippe Parreno fait sourire avec son arbre de Noël qui, selon son titre, est une œuvre d’art durant onze mois de l’année mais un banal arbre de Noël en décembre.

Alors les curateurs et directeurs de musée, désormais parents pauvres du monde de l’art, ont beau faire la fine bouche : l’esthétique en cours auprès de la classe économiquement dominante est aujourd’hui forgée sur les foires plutôt que dans les musées et sur les biennales. C’est une esthétique clinquante et extravagante, qui choque juste un peu et est compatible avec tous les intérieurs de luxe et tous les goûts des invités aux dîners en ville.

josée hansen
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